[Entretien qui a été réalisé fin aout, début septembre. Cet entretien permet d’éclairer le parcours de Léo Scheer et d’apercevoir les enjeux qui sont les siens à travers les éditions qui portent son nom. Site des éditions]
1. Vous avez fait des études de sociologie (doctorat en 1972), et quand on observe votre parcours, vous vous êtes spécialisé dans la question des médias aussi bien professionnellement (groupe Havas, développement du projet canal+ et TV6 entre autres), qu’au niveau de vos propres recherches qui apparaissent dans vos essais (La démocratie virtuelle, ed Flammarion 1994, Pour en finir avec la société de l’information ed. sens & Tonka 1998 entre autres). En quel sens cet axe de recherche relié à la sociologie et aux médias ont-ils préparé, sous-tendu, initié, la création des éditions Léo Scheer (2000) ? Qu’est-ce qui a déclenché pour vous cette nécessité d’en venir à l’édition et de sortir des médias télévisuels auxquels vous avez à de nombreuses reprises participé, par exemple en produisant pendant 2 ans l’émission Haute Curiosité en collaboration avec Nathalie Rheims ?
[Léo Scheer] Pour comprendre mon entrée en édition en 2000 il faut remonter plus loin. Quand je suis nommé Directeur du développement du Groupe Havas en 81, j’ai 33 ans et je travaille déjà depuis 12 ans dans la fonction publique. Durant cette période très riche des années 70 j’ai dirigé un programme de recherche en sciences humaines qui a été le point de départ de ce qui m’a conduit à l’édition. En 69, avec ma licence de sociologie je suis entré comme chargé de mission au Commissariat Général du Plan. Une des retombée du rapide passage de Chaban Delmas à Matignon et de son projet de « Nouvelle Société » a été de dégager des fonds importants pour financer la recherche et aider les grands corps de l’état à s’adapter à l’évolution de la société. J’avais obtenu une dérogation à la Sorbonne pour que Gilles Deleuze, qui enseignait à Vincenne, soit mon directeur de thèse. Avec lui, je découvrais les activités du Cerfi animé par Felix Guattari qui regroupait une centaine de chercheurs. Durant cette dizaine d’années j’ai financé des groupes tels que le Cerfi et d’autres mouvances des penseurs qui ont marqué cette époque, Foucault, Lyotard, Baudrillard etc. Mon rôle était d’être un intermédiaire entre ces mouvements de pensée et tout ce qui pouvait leur permettre de s’encrer dans la réalité, soit par l’action de l’état (J’enseignais à l’époque à l’ENA,à Polytechnique et à l’Ecole des Ponts et chaussées, et j’animais des séminaires pour les grands corps), soit par une diffusion plus large, ce qui m’a conduit à aider l’édition de leurs ouvrages et à fréquenter des éditeurs comme Actes Sud ou Galilée.
C’est là que j’ai commencé à m’intéresser à l’édition dans la mesure où mon métier consistait, d’une certaine façon à financer des à-valoir pour des publications futures. J’ai gardé de cette période des relations et des amitiés (par exemple Baudrillard ou Lyotard) qui m’ont accompagnées durant la période 80/90 ou j’étais dans des fonctions d’entreprise. J’ai toujours continué à animer des groupes de réflexion qui débouchaient souvent sur des publications. (Par exemple ce séminaire à la Maison Européenne de la Photographie avec Pierre Klossowski autour de la Monnaie Vivante et avec Baudrillard sur L’échange impossible.)
D’autre part mes activités chez Havas ne sont connues que pour l’audiovisuel (cf. Canal+) alors qu’en fait j’avais élaboré un plan de développement qui concernait bien d’autres domaines comme la CEP, qui pendant cette période a racheté Nathan et Larousse, point de départ de ce qui deviendra le groupe d’édition Vivendi. Mais il me faudrait trop de place pour expliquer tout ça, mais pour résumer, c’est plutôt l’audiovisuel qui est un détour dans mon itinéraire, né sous l’impulsion des recherches que je menais avec mon ami Yves Stourdzé sur la dérégulation des télécom, l’édition et la recherche étant mes axes professionnels permanents.
2. Quel constat faîtes-vous sur le monde médiatique actuel ? En quel sens sa logique de constitution (multipolaire, mais pourtant hyper-homogénéisé quant à certains de ses formats) s’oppose-t-elle aux exigences d’une certaine forme d’hétérogénéité et de singularité expérimentale liée à la littérature ? Je pense que nous avons connu une première période de la vie du monde médiatique que je qualifie de « Mcluhanienne » parce que son analyse y est opérationnelle (le médium c’est le message, média froids/média chauds etc.).
[LS] L’homogénéisation dont vous parlez est le fruit de cette relative disparition du message et de son mode de prolifération dans ce système. Les journaux, la radio, la télévision, dans leurs relations avec les productions de messages (textes, musiques, images) et des industries qui les accompagnent : édition, disque, cinéma etc., ont fonctionné pendant un siècle dans un système mcluhanien qui tendait à les vider de leur message au profit de la mise en circulation optimum.
L’arrivée d’internet bouleverse complètement ce système, puisque ce nouveau média devient l’infrastructure sur laquelle se construit la nouvelle économie, et où le message devient la matière première.
Ainsi, pour ce qui vous intéresse de près, c’est à dire les « singularité expérimentales liées à la littérature » cela change tout, car vous avez la possibilité de court-circuiter l’ensemble du dispositif de distribution et de circulation qui maintenait les anciennes avant-gardes dans un ghetto. On le voit depuis pas mal d’années dans le domaine de la musique dont la vie a été réactivée par Internet tandis que les structures anciennes de distribution étaient en train de mourir. Mais le message est plus ou moins soluble dans le Net avec, par ordre de rigidité croissante: la musique, l’image et enfin, le texte.
3. Si en effet, comme vous le précisez, le message au sens de Mc Luhan a été dissous par la structure techno-capitaliste de l’information (au sens de Lucien Sfez, à savoir par le caractère de redondance propre au dispositif informatif qui ne cherche pas d’abord à diffuser un contenu, mais à se constituer comme sa propre forme diffusée ), en quel sens avez-vous initié les Éditions Léo Scheer ? Quelle en est la visée, du point de vue justement du « message », face à un monde éditorial qui est en voie d’ultra-polarisation capitaliste (comme nous le voyons par le rachat des maisons d’éditions par 3 acteurs majeurs) ?
[LS] En 1993 j’ai participé à la Mission des Autoroutes de l’Information avec Gérard Théry au terme de laquelle nous avons remis un rapport au Premier Ministre de l’époque, pour lui proposer une politique ambitieuse dans ce domaine. Nous n’avons pas été suivis, et je me suis rendu compte au moment de la publication de « La Démocratie Virtuelle », l’année d’après, à quel point cet enjeu n’était pas compris. Durant les six années qui ont suivi, ça ne s’est pas arrangé, car je travaillais avec l’Aérospatiale, sur les nouveaux services Internet à haut débit par satellite. Là, il s’agissait d’imaginer ce que seraient les industries du disque, du cinéma, de la télévision etc. à l’horizon 2020/2030. C’est durant cette période que je me suis penché sur la prospective du secteur de l’édition et de la distribution du livre. Le livre m’est apparu comme un refuge, un îlot de civilisation, dans l’océan numérique.
En même temps j’avais l’intuition que l’Internet -nouvelle génération- devait créer une véritable opportunité pour la distribution du livre tel qu’il nous intéresse. Je crois que c’est à ce moment là que j’ai eu envie de passer aux travaux pratiques et de créer ma propre maison d’édition. Je pense que votre vision de l’ultra-polarisation capitaliste qui lamine les « messages » est un peu simpliste. Mettre sur le compte du capitalisme triomphant l’appauvrissement de la pensée ou de la création me semble être un bon prétexte cache misère. Tout ce que je connais de grand, dans ce domaine, s’est fait en dehors ou malgré des lois du marché.
Ce sont souvent les médiocres qui se réfugient derrière cette excuse, en essayant de se persuader et de convaincre les autres que le marché les empêche de penser ou de créer. Un grand livre peut sortir à 100 exemplaires, il finira toujours par s’imposer, même si la concentration capitaliste a produit 3 groupes d’édition dominant. C’est justement cette porosité du système dans laquelle vient s’insinuer le réseau numérique. Créer une maison d’édition est un acte souverain, peut-être un des derniers possibles. Je ne vois pas en quoi les groupes Hachette ou Editis peuvent être un obstacle. Que les libraires aient besoin de gagner leur vie en vendant des best-sellers ne les empêche pas, s’ils se passionnent pour d’autres livres, de les aider à se vendre aussi. C’est le rôle des éditeurs de leur transmettre cette passion. Les années 70 n’étaient pas moins capitalistes que la période actuelle et l’édition n’était pas moins concentrée, si Deleuze, Foucault, Derrida, Lyotard, Baudrillard etc…ont écrit, à cette époque là, des livres importants, si les vingt années qui ont suivi ressemblent à une traversée du désert pour la pensée en France, c’est certainement pour d’autres raisons qu’une soi-disant dictature du marché.
J’ai créé ma maison d’édition en 2000 parce que j’ai eu le sentiment qu’il y avait une véritable régénération de la création et de la pensée.
4. Consécutivement, comment avez-vous créé La Fédération et la Fédération-Diffusion et comment avez-vous choisi les éditions qui y ont été liées, celles-ci témoignant quand on es observe de parcours singuliers, que cela soit Al dante, Lignes, Farrago, Comp’act, Via Valeriano (si je me trompe sur certaines maisons d’éditions, rectifiez surtout) ? Etait-ce dans une logique de résistance et de création d’un plan parallèle de création-diffusion ?
[LS] Non. Ce n’était pas une logique de résistance. Les Éditions de Minuit ont été lancées dans une logique de résistance qui avait un sens à l’époque.
En 2000 ce n’était pas l’enjeu, je parlerais plutôt d’une logique de renaissance. L’enjeu, pour moi, ce n’est pas la Fédération, qui n’est qu’une métaphore de la résistance, l’enjeu, pour moi, ce sont les Éditions Léo Scheer comme signe d’une nouvelle dynamique. Ceux qui m’ont accompagné durant cette première période sont les héritiers de divers courants intellectuels et artistiques du passé. Ce que nous avons réalisé avec Michel Surya, Jean-Paul Curnier, Laurent Cauwet etc… est, me semble-t-il, remarquable, il suffit de regarder le catalogue de prés de 500 titres publiés en six ans, pour mesurer le phénomène surprenant qui s’est produit là. J’ai créé la Fédération-Diffusion pour permettre à ces titres d’exister dans les librairies. Aucun réseau de diffusion existant ne pouvait réaliser ce miracle, il a fallu le créer. Mais à partir du moment où cette première phase avait réussi, il fallait passer à la seconde, sortir de la transition, passer à de nouvelles générations d’auteurs, de créateurs, d’éditeurs, renforcer le dispositif de vente, affiner la pointe. C’est ce que nous sommes en train de faire avec Florent Georgesco, Laure Limongi, Mathieu Terence, Catherine Malabou, Mark Alizart etc… Pour moi, « Fresh Théorie » a plus de sens aujourd’hui que « Lignes » qui me semble d’arrière garde, empêtré dans la glue idéologique, « LaureLi » est plus pertinent pour l’avenir que « Al Dante » qui tourne en rond, bref, en tournant la page, j’ai le sentiment d’aller dans le sens de ma recherche de renaissance. Je pense qu’entre les années 70 et aujourd’hui, il y a une génération sacrifiée, qui n’a pas su rebondir.
5. Comment jugez-vous rétrospectivement cette expérience ? Pensez- vous que cela était possible au vue de la transformation (saturation et hégémonie capitalistique des circuits de diffusion) du monde littéraire ?
[LS] Votre question relève du contre-sens. D’abord, ce n’est pas une expérience, c’est une étape concrète obligatoire. Je n’ai rien expérimenté. J’ai juste doté un ensemble éditorial d’une force de vente dédiée pour faire vivre une marque. Ce n’est pas de la révolution culturelle, c’est du management et de la gestion commerciale. Pour moi, ça a marché (cf notre catalogue.) et si vous regardez notre structure actuelle et ce que nous publions, vous découvrirez que nous n’avons rien abandonné de nos objectifs. Il faut une vingtaine d’années pour construire une maison d’édition.
6. Si vous précisez, avec justesse il me semble, qu’internet est la possibilité d’une forme de surgissement d’une hétérogénéité de plus en plus effacée dans les circuits commerciaux traditionnels, est-ce que ce que vous aviez imaginé ne devrait pas rencontré de plus en plus ce type de dimension et de développement ?
[LS] C’est pour moi une évidence et notre site va dans cette direction. Si je m’étais entouré de gens plus jeunes, la Fédération, aujourd’hui, fonctionnerait sur le Net, mais essayez d’expliquer ça à Claude Galli. J’ai créé notre site en 2000, mais cela ne les a pas intéressé, en fait, ils ne comprenaient pas, et ceux, comme Chloé Delaume, qui comprenaient un peu, n’y voyaient qu’un outil de pouvoir personnel et de règlement de compte. Mais aujourd’hui, la question ne se pose même plus, notre développement se confond avec celui d’Internet, mais aussi avec le renforcement des librairies de premier niveau. C’est la nouvelle équation que nous devons résoudre.
7. Résoudre cette équation, dont vous parlez, cela passe-t-il — entre autres — par la création de LéoscheerTV ? Qu’envisagez-vous à travers cette initiative et comment pensez-vous développer ce projet ? Corrélativement, pourriez vous précisé, quel est – selon vous – l’impact de l’image et e la vidéo par rapport à la littérature, sachant que si certains par exemples y son très réfractaires (comme sitaudis de Pierre Lepillouer qui ne supporte pas le format vidéo) d’autres comme nous sur libr-critique avons toujours associé la textualité et la vidéo ?
[LS] Le projet de “leoscheerTV” peut, en effet, nous aider à résoudre l’équation. Le milieu de l’édition fait actuellement le constat de la perte d’influence du media télévision sur la vente des livres. Depuis la disparition des “grandes messes” comme “Bouillon de culture” de Bernard Pivot, rien ne va plus de ce côté là. Il existe une opportunité de “faire de la télé” autrement sur le web pour les livres. Je vais prendre un exemple concret pour que ce soit compréhensible. Vous avez retransmis, ce matin, 2 septembre 2007 à 11h un “live” d’une heure avec Hortense Gauthier. L’idée de leoscheerTV est de reprendre en “syndication” un direct comme celui ci. Je vous propose d’ailleurs de le faire concrètement pour votre prochain “live”. Dans ce concept, il y aurait d’autres sites qui participeraient à la discussion, chacun étant l’équivalent d’une caméra dans les émissions en direct de la télévision. C’est cette nouvelle forme de syndication que j’aimerais développer.
J’apprends, en parcourant cet entretien, que je suis intégré, en négatif, dans l’expression d’une sorte de mystique de l’édition dont la biographie de ce Scheer Léo (diplômes, rencontres, etc.) légitimerait la pertinence. Ainsi donc, en me demandant de créer la Fédération, il s’était bien gardé de m’avouer qu’il ne s’agissait que d’une métaphore ! À mon corps défendant, j’étais embringué dans une figure de style, dont les éditeurs, comme moi-même, allaient ignorer les effets — il est vrai que, si on l’en croit, certains d’entre eux ne sortent de leur « glue idéologique » que pour « tourner en rond ». Sur un point, convenons-en, il a raison, je ne suis plus très jeune… après plus de quarante ans passés dans l’univers du livre, à des postes de responsabilités divers.
Point d’épanouissement onirique, la Fédération, ainsi nourrie au lait survitaminé du jeunisme, ouvrirait plusieurs vies à LS, afin qu’il atteigne son graal ; je m’en réjouis pour lui car, ni l’acrimonie, le ressentiment ou l’amertume ne troublent le souvenir du temps passé à la Fédération. Le Net allumera-t-il, pour l’humanité, les feux éternels d' »Une Saison en Enfer », l’invitant à partager le « Voyage au bout de la nuit »? À la différence de Scheer, l’équation a toujours, à mes yeux, son inconnue qui ne se laisse pas résoudre ou réduire facilement par une assertion.
En résumé, une étrange tribune où les questions, comme les réponses, participent complaisamment de ce lyrisme alambiqué (sorte de camelote post-moderne), qui a tant plombé l’écriture ou la critique à partir des années soixante-dix et dont les tenants encombrent encore les colonnes.
Claude Galli
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