Avec le dernier essai de Frédérique Toudoire-Surlapierre, que l’on peut trouver dès aujourd’hui en librairie, Jean-Paul Gavard-Perret va vous en faire voir de toutes les couleurs…
Frédérique Toudoire-Surlapierre, Colorado, Minuit, coll. "Paradoxe", janvier 2015, 176 pages, 18 €, ISBN : 978-2-70732-301-9.
La littérature – à l’inverse de l’art – peut faire usage de toutes les couleurs. Elle n’a pas à supporter le poids et l’emprise de contraintes techniques. Son mouvement abstractif lui permet de s’approprier divers « topiques », comparaisons et métaphores : blanc comme neige, en voir de toutes les couleurs, voir rouge, rire jaune, etc. La couleur s’incruste ainsi dans le langage en fonctionnant non seulement comme formes, pans ou valeurs symboliques même si des titres tels que : Le Petit Chaperon rouge ; Blanche-Neige, Barbe-bleue, Boucle d’or peuvent les induire. Néanmoins, à travers cette fonction de symbolisation liée à une fonction de mémorisation visuelle, un nouvel empire de représentation se met en place et déplace la couleur elle-même. Elle provoque sa mentalisation pour attirer le lecteur vers la spiritualité ou titiller des images plus troubles. Par exemple, si le bleu est la nostalgie du Pur et de l’ultime suprasensible (tel que Kandinsky le définit), il arrive qu’il quitte les expériences mystiques dans un « bleu de ciel » à la Bataille où il devient à portée de la main experte d’une Madame Edwarda.
C’est pourquoi Frédérique Toudoire-Surlapierre a choisi pour son essai un titre qui peut paraître énigmatique. Il propose de fait un déplacement du géographique au symbolique que l’auteur précise d’emblée : « colored signifie « homme de couleur » et le Colorado est un État des Etats-Unis : la proximité entre coloré et Colorado permettant le jeu de mots ». Mais ce nom ne se limite pas à remotiver la couleur à travers lui. Le titre impose la manière dont la tonalité visuelle s’inscrit dans la littérature bien au-delà du simple « principe mimétique des couleurs comme modalité de représentation ». La coloration intervient comme agent-clé, comme rhétorique de l’écriture et de ses re-créations. Elle n’est donc pas une simple adjectivation ornementale. Derrière la contrainte descriptive du réel, elle fait beaucoup plus. L’écrivain, à travers les notations de teintes, réinvente à la fois le monde et les couleurs par le noir sur blanc de l’écriture.
Le coloris devient le médiateur capable de transformer « ce qu’on voit en ce qu’on lit » par une activité non seulement de représentation mais de sollicitation de l’imaginaire. Afin de le prouver, l’auteure reprend le vers célèbre d’Eluard : « la terre est bleue comme une orange ». Avec cette formulation, le poète ne dénie en rien l’idée que la couleur n’est pas au service de la littérature. Mais ignorant volontairement la possibilité mimétique de la couleur, il en fait ce que l’essayiste nomme « un désapprentissage de nos automatismes colorés ». Ce que Rimbaud sur un autre plan avait annoncé avec « Voyelles ». Et c’est là toute la source du langage, quelle qu’en soit la nature.
Le livre n’est donc en rien un guide touristique sur le Colorado. Il propose un voyage inédit et incisif dans les mots et couleurs. Certes, il sera question de l’état américain. Mais au-delà la couleur permet de montrer comment en art comme en littérature « la couleur permet à chacun de sentir les vertus sociales, ethniques mais aussi artistiques de la diversité. » Le coloris « mot-ivé» révèle une autre manière d’émettre les relations au monde, aux autres et à nous-mêmes. Plus que de renforcer « nos fantasmes esthétiques les plus tenaces : la possibilité d’un mimétisme parfait de l’art », la couleur révèle – noir sur blanc – bien des ambivalences et des abîmes perceptives et imaginatives.
« Parler de la couleur n’est jamais seulement métaphorique », écrit l’essayiste. Preuve que le coloris, à travers l’abstraction scripturale, efface bien des frontières entre le réel et l’imaginaire où se réinvente des façons de voir, des « manières d’y croire » selon divers types de rapport et d’entropies. La couleur du Colorado fait ainsi rougir l’Amérique, comme elle peut devenir, dans certains livres – religieux ou non – une mystique, mais parfois aussi une mystification subtile. L’exemple est donné par « Les yeux bleus, cheveux noirs » de Duras où la romancière surjoue l’effet de cliché. Ce que l’héroïne de son texte précise : « ça avait l’air de vous plaire, alors j’ai mis les mêmes couleurs »…