[Texte] Claude Favre, Thermos fêlé

[Texte] Claude Favre, Thermos fêlé

juin 4, 2015
in Category: créations, UNE
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[Texte] Claude Favre, Thermos fêlé

C’est avec plaisir que nous retrouvons Claude Favre sur Libr-critique, avec un texte que l’on ne qualifiera pas de "journal poétique", vu la distance que l’auteure entretient à ce que l’on appelle ordinairement "poésie". Il s’agit plutôt d’un journal de misère en mal langue, que nous vous laissons méditer dans sa typographie particulière, par delà le blanc et le mal. /FT/

 

 

À ceux qui, sans nom, sans toit, sans paix, sans soins, sous les coups de la douleur, du froid, de la faim, du mépris, de la haine, du feu, la lâcheté des pierres, des bombes, du silence et des cris, regardent le monde, entendent les cris du monde et la peur, la peur et l’intolérance, recueillent la violence sans nom se recroquevillent, et meurent.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Est-ce qu’un homme

peut jamais cesser de l’être ?

Federico García Lorca

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

lundi 29 décembre, ici, 3° ce soir, dehors

on parle de la température ressentie c’est

autre chose que dormir sous une tente au Liban

 

 

 

pour les réfugiés syriens, et tout le malheur autour

et jusqu’où en Grèce la politique d’austérité

savoir sur le sens précis des mots le plus près

serait un beau projet du jour déjà et, merci

Amandine m’envoie une photo de Todd Hido

caravane en guingois qui fait pencher le sol

l’horizon engorgé il y aurait plus loin

à ne pas bien comprendre, tenter, plus loin

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

mardi 30 décembre, nuit, plus âpre, dedans

qui m’intéresse le plus le long terme

il faut tenir, pense aux amis, aux hommes

qui a sens, texture, surprises parfois, toujours

 

 

 

chacun en particulier

au court terme ne va pas bien

observe cela tout autour le monde obscurci

dans le contexte, ensemble

quand de nouveaux séparatismes exploitent

les peurs, les envies, les identifications

caravane est un lieu, précieux

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

mercredi 31 décembre 2014, je lis

"Moujik moujik" de Sophie G. Lucas, ça

j’use mes bras à que/ ça s’envole pas de/

bout/ de, et à plusieurs tenir à ne pas

ni rien oublier des histoires de

ceux qui meurent et pas que le froid jusqu’

aux fosses communes pour les indigents se

serrer dans les bras les cœurs, hiver m’attaque/

je me ivre lire, c’est ça avec elle, aller plus loin

plus loin que soi, merci pour nous les autres

Je voudrais être demain

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

jeudi 1er janvier 2015, s’arc-bouter

contre butées, si, préfère l’impair, mais

able est un suffixe de qualité dans ce pays

pleureur crispé sur ce qui serait in

dubitable une et seule identité n’est pas

l’autre, quoi qu’il lui, n’est-ce pas Don Quichotte

le plus à l’ouest n’est pas celui qu’on croit

qui croit n’a pas le verbe nouveau mais l’intérêt

sélectif quand caravane a beaucoup d’ex

ploits et pas que les renards font les poubelles

en mer, meurent des étrangers, sans nom

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

vendredi 2 janvier, un peu je me rappelle

rien d’un exercice d’écriture ni d’un seul

marronnier, d’autres rêves, pas la première fois

Beckett aidant, revenir et repartir rappelé

et repoussé, ménages ce matin, suite de fêtes

obligatoires s’achève terrible qui me rejette en bloc on

est en famille comme on est entre soi comme on s’en fout

des autres comme on est dans, préposition indiquant

la situation d’une personne par rapport à ce qui la contient

et je vais m’enrager laver crasse saloperies jusqu’au

vomi que je reçois comme étrennes ça doit s’appeler avec

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

samedi 3 janvier, lever 3h30 pour

longeant les hautes marées, long chemin, pour

chez un mareyeur la brutalité, les prix

augmentés avec l’arrivée des touristes

pas toujours la qualité, j’use mes mains

de cette période, être demain

étrange de vivre tantinet d’écart

quand il y aurait même des dindes

au Japon et des pères Noël et 6 personnes

en quelques jours mortes en France

d’hypothermie, 6 retrouvées, pour combien

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

dimanche 4 janvier, me voilà à penser ou

tenter, au locus amœnus, me dis-je c’est ici

pas tant de petits oiseaux, mais goulus goélands

qui font de la ville une poubelle à ciel et noises

et chacun sous la pluie l’air d’une baleine échouée

pas à bon port, ici, il n’y a pas, ni d’espoir

amarrés à la peur que la vie remue

et riches, aussi, et le ressentiment, faire payer

l’état français, pour s’être couchés, rapaces

surtout que rien ne change, profiter, mesquins autant

qu’avides, mais rien, dans la langue, qui, bouge

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

lundi 5 janvier, il fait doux, je n’aurais pas et déjà

l’an dernier tenu dans le Doubs ou le Nord

hypothermie, malaise cardiaque, il suffit, de quelques

heures longues douloureuses, pour, mourir

des milliers de personnes, en France, ne trouvent pas

à se loger, où, ce n’est qu’au-dessous de moins 5°

que les préfectures ouvrent des places

supplémentaires, à Paris, 54% des demandes ne

donnent pas lieu à un hébergement, pour

avoir appelé le 115, nul ne peut comprendre

la honte, la déshumanisation, il me faut dire, dire, redire

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

mardi 6 janvier, jour malaisé, Qu’on patiente et

qu’on s’ennuie/ C’est trop simple.

Fi de mes peines, temps de renouer avec les poèmes

des autres je me demande comment on dit par cœur

dans les autres langues, et qu’il en a beaucoup

Vieux Rimb à jouer des presque doubles et pas sonnets

tout à fait et diérèses Rien de rien ne m’illusionne

note pour noter que je note garder le cap capitaine t’es

seul en ton navire prends l’eau rien de nouveau sous

le soleil tant mieux il pleut Que

notre sang rie en nos veines

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

mercredi 7 janvier, ce vers, aujourd’hui

terrible, d’apprendre que ceux qui prenaient le risque

de rire par le dessin des travers et des maux de

notre époque, plutôt que d’en venir aux mains

aux armes, ont été, lâchement, assassinés

leur sang de leurs veines a coulé ce sont nos larmes

pour eux que nous n’avons pas assez soutenus

eux qui n’ont pas été trop loin, qui ont, juste

été très loin tandis que nous n’allions pas assez

combattre la bêtise, la lâcheté et la haine, ils ont le nom

de ma liberté, à ne jamais encore céder

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

jeudi 8 janvier, se réveiller

hier soir me suis retrouvée, allée, parmi quelques

personnes, en état de choc, gueule de bois

300, on dit, à Ploucville, 2000 pour des mêmes villes

j’ai peur ici, mes amis manouches ont peur

rien ne se fait ici sans intérêt, rien hors de son clan

sa communauté, peur, hébétée

sans mots, il faudra, je le sais, renouer, écrire

les mots travailler, pas que pleurer pour

tous ceux qui, loin de moi

tout au long de l’histoire sont morts pour moi, et pas que

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

vendredi 9 janvier, de soi aussi, se défaire après

la sidération, et ces larmes tout venant

des mots de colère, brusques qui ne savent, quoi

faire et comment, chercher ces mots, tourner autour

creuser le sens, les conversations désirer les

contradictoires, celles qui secouent mais font espérer

les amitiés sont notre espoir, quand 48h après

la condamnation par Riad de l’attaque contre Charlie Hebdo

un blogueur saoudien a reçu 50 coups de fouet pour

insulte envers l’islam dans ce royaume qui n’accepte

aucun écart, perdre le nord l’épuisement, dormir, ne pas

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

samedi 10 janvier, cœur à mal, mes amis aussi

menaces contre des lieux de culte musulmans

messages antisémites sur réseaux sociaux

la haine s’exprime, fait couler le sang et ailleurs

des centaines de corps qu’on ne peut dénombrer

d’enfants qui n’ont pu s’enfuir, corps éparpillés

de personnes âgées, une attaque de Boko Haram

noyée sous le feu de l’actualité tout comme

des morts des morts des morts, un génocide au Congo

nous ne sommes, rien, si nous ne faisons, ensemble

combat contre, à aimer les contradictions mais contre

ceux qui arment, d’une bombe, une toute petite fille

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

dimanche 11 janvier, éloignée je suis des vôtres

conjurer le chagrin conjurer le chagrin

marcher, marcher avec des mots de travers avancer

avec sa petite mal langue à soi qui aux autres, doit

marcher, à Paris, cette puissance du non

ce n’est pas vivre que perdre sa part d’humanité

mort aux arabes écrit en breton, mort aux juifs

dans tant de bouches ici et encore

qu’est-ce qu’un slogan, ce mot gaëlique

qui signifie cri de guerre

et qu’en penserait Abdelwahab Meddeb

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

lundi 12 janvier, l’idée que les gens ont

de la poésie

heurte ma sensibilité, je retiens les chiens

l’extrême mitraille, mes tigres

et je lis Marie-José Mondzain sur la question

de la représentation de la figure

figure est une image, l’iconoclasme

est une façon de ne pas s’en laisser conter

et dans certaines traditions, suivant l’époque

représenter Mahomet qui n’est que le portrait

est possible, et la vie, ensemble, à vivre

 

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rédaction

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1 comment

  1. Catherine Morice

    Je suis profondément émue par ces cris humains.
    Humaine femme..Humain homme..
    Des mots qui tirent à vue..
    Aimer mots vrais..purs..justes
    Merci

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