Emmanuelle Pagano, Ligne & fils. Trilogie des rives, I., POL, février 2015, 208 pages, 15 €, ISBN 978-2-8180-3556-6.
Une voix pour une histoire sur deux temps : le temps de la fabrique de Chante-Merle à laquelle Alexandre Ligne, le fils de personne, un immigré, se trouve attaché. Et le temps de la narratrice qui cherche à renouer avec son fils, dans un hôpital. Or en partant du « fil » travaillé à la fabrique, elle atteint son « fils », le point d’arrivée d’une trame généalogique dont le point de départ est la rivière, la Ligne. Le cours de l’eau, sinueux, accompagne le récit.
Le décor de Ligne & fils est un espace d’entre-deux. La narratrice habite une vallée parmi d’autres, avec une grande ville pas trop loin, et un paysage de roche et d’eau. La nature y rencontre l’industrie humaine. Là, les vers à soie tissent leurs cocons et produisent le fil magique, simple « bave durcie » à l’origine. Dans la fabrique dominant le paysage, les cocons sont plongés dans l’eau bouillante. Le fil est ensuite dévidé par les mains puis par les machines de l’homme. Les techniques modernes trouvent leur place au bout du fil et de la ligne. Car la soie a aussi sa généalogie.
La fabrique est encore là, bien connue dans notre pays, ce pays incisé de vallées presque parallèles aux creux desquelles l’eau décide des paysages. La fabrique se tient comme altière, large maîtresse, adossée depuis plusieurs siècles au versant toujours mouillé de la montagne, et mitoyenne de la rivière.
Les détails d’une industrie minutieuse sont racontés avec la légèreté et la délicatesse que requiert la matière. Mais le travail de la soie est rude et cruel. Les habitants de la fabrique, prisonniers d’une toile qu’ils tissent malgré eux, en font l’expérience. Les rêves d’ailleurs sont progressivement étouffés par le mouvement du fil s’enroulant sur les canettes. On s’oublie soi-même pour produire la précieuse soie.
La narratrice devient alors une sorte de témoin, remémorant l’histoire de sa famille, racontant les transformations du paysage et la langue de l’eau. Un témoin qui ramasse les feuilles tombées le long de la rivière, qui touche, sent, voit ce qui l’entoure avec acuité. Le style éveille les sens en peignant un microcosme rendu familier par la voix narratrice. En parque contemporaine, elle déroule du fuseau un fil vocal et liquide. L’eau est ainsi omniprésente, vivante, bouillante, courante, glaçante et chantante… Elle baigne le fil et le récit.
Elle crache, elle parle, elle salive.
À travers le je racontant, la romancière prolonge encore une tradition de conteurs. C’est une histoire racontée au bord de l’eau.