Poémathématique de l’effroi
(à propos du Théorème d’Espitallier de Jean-Michel Espitallier)
« Le silence de ces espaces infinis m’effraie » énonçait Pascal, marquant par là le caractère profondément désespérant de cet infini géométrique de l’espace, infini auquel rien ne semblait devoir répondre si ce n’est sa foi. Faisant écho à cela, par l’infini arithmétique qu’il met à l’œuvre dans son dernier texte publié dans JAVA (n°25-26, octobre 2oo3), Jean-Michel Espitallier, rencontre par la poésie cette même interrogation de l’infini spatial dans lequel s’incarne matériellement le sujet humain.
Ce texte, « Jean-Michel et le spoutnik », inscrit à même le livre l’expression mathématique de l’espace et du temps, ceci dans l’écart qui sépare et met cependant en relation le 4 octobre 1957, 22h28, lancement de Spoutnik 1 et le 4 octobre 1957 à 23h30, naissance de Jean-Michel Espitallier. Entre ces deux événements décrits objectivement, se condensent sur fond noir, des lignes saturées de chiffres, une sorte de décompte, celui des secondes qui séparent les deux événements, décompte, « 5123513151305129 … », décompte qui lentement glisse, devient entropique, brisé d’injonctions, de morceaux de mémoire (titres de films, mots scientifiques, noms de théorie, citations, auteurs…) qui font effractions et trouent la ligne arithmétique. Oui décompte qui brise toute logique du décompte, ne s’arrêtant pas au second événement, mais se poursuivant, absurdement (all 9000 contrôle-t-il encore quelque chose ?), comme s’il s’agissait de chiffres agglomérés sans autre plaisir que leur rythme visuel. Par ce dispositif, Espitallier repositionne non seulement le sujet de la poésie (l’énonciateur), mais aussi la nature même des possibilités poétiques de son énonciation. C’est ce qu’il paraît avoir surtout exprimé dans Le théorème d’Espitallier qu’il a publié au cours de l’année 2003.
Que cela soit dans JAVA ou bien dans le Théorème, dispositif de spatialisation identique : le livre se décrit comme ouvert à la fois infiniment en tant que lieu d’écriture et sens. L’homme, pris dans la question de lui-même, de sa mise en question en tant qu’ouvert à un monde, l’homme qui se demande « pourquoi il se pose la question pourquoi », est placé entre deux infinis, posture pascalienne de la poésie. Il n’est cependant pas véritablement questionnant, il fait le constat de l’absurdité et de la vanité du langage face à ces infinis. Vanité de vouloir nombrer, compter, compter absurdement.
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Immédiatement, son Théorème nous l’exprime, nous commençons par un infini, « silence since silence », pour entrer dans l’horizon de l’interrogation métaphysique leibnizienne et heideggerienne poussée jusqu’à l’extrême de son absurde : « Quelque chose plutôt que rien / Tout plutôt que quelque chose / Tout le rien dans chaque rien / Rien du tout plutôt que rien / Tout le tout dans quelque chose (…) ». Nous faisons face à un sens qui a commencé avant nous, un questionnement qui se transmettrait de génération en génération, comme une ritournelle remâchée et déformée lors de chaque transmission.
C’est à partir de là que la poésie se constitue, poiésie, œuvre autonome, marque insistante d’une présence qui voit non seulement à partir d’elles-mêmes mais aussi à partir des prismes, des optiques, des filtres qui la constituent. Chaque texte d’Espitallier se présente bien comme une machine optique, une structure du livre mettant à l’épreuve la matérialité du livre à travers les jeux provoqués au niveau de la vue. Commencement : le silence, la question, puis 3ème page, deux disques blancs sur fond noir, au dessus desquels est noté : « POUR CONTINUER REGARDER DANS L’APPAREIL ». Oui, indéniablement, poésie, parce qu’en-dehors de ce constat du silence effrayant et de l’infini noir qui ouvre à la question « pourquoi », ne reste plus que l’interprétation, comme celle d’un musicien, ne reste plus que le positionnement d’un regard, qui n’est peut-être pas le plus au centre, le plus englobant, le plus omniscient. Regard phénoménalement inscrit dans la précarité d’un lieu. Page suivante : une terrasse en haute montagne, deux hommes, dont l’un est Jean-Michel Espitallier, deux hommes qui parlent de poésie et du rapport avec les mathématiques. Car, indéniablement pour Espitallier, son Théorème réfléchit le rapport entre dire poétique-sciences-univers. Et pour lui, mais comme c’était déjà le cas dans ses textes précédents, « les mathématiques actionnent les moteurs qui travaillent sous le capot du livre. » L’optique de formation de l’interprétation du monde dans laquelle nous entraîne Espitallier prend sa source dans une « poignée d’algorithmes (…) des proportions et des façons de plis » dans la manière de « répartir et distribuer le grouillement ». Mais l’interprétation ne prétend aucunement répondre à l’énigme, ne prétend pas reboucher la béance de la question.
Les listes, les énumérations, les comptes, les tautologies, les répétitions, les aditions, tout cela participe à chaque fois — certes — de la volonté de saturer le zéro, toutefois « la liste comble avec du trop plein du très vide », elle crée de l’infini, de l’illimité, et ouvre à une dimension d’apeiron, d’indéfini matériel en voulant court-circuiter l’abîme ontologique du sens. Face au vide du zéro, l’infini des mots et des calculs, l’infini, « un impossible sur lequel le cerveau s’épuise ». Le dispositif, la machine visuelle que met en place Espitallier est de l’ordre du piège, du faux semblent qui met en porte-à-faux le lecteur et le renvoie à lui-même. Il déjoue la perspective dialectique de la compréhension, en la soumettant à l’indéfini de l’accumulation, de la réitération.
Se signe là, un des traits de la poésie objectiviste américaine telle qu’elle s’est incarnée à partir de Stein. Prigent l’explique parfaitement dans Une erreur de la nature (ed. POL, 1996) « la force de l’écriture de Stein (…) c’est d’opérer ce détachement, de forcer à ce dédoublement schizoïde, le lecteur se lisant ». Littérature qui ne pose plus le poétique contre la logique ou les mathématiques, qui ne revendique plus une extériorité ontologique première, mais qui montre que le poétique est une modalité, un jeu, et non pas un contenu linguistique déterminé (un genre). La littérature : un mode d’articulations de la langue en tant que monde, quelle que soit sa provenance, une intensité de mise en mouvement des mots gelés et figés dans des cadres logico-linguistiques institués et surveillés. Par conséquent une littérature dont la matière linguistique, esthétique et logique ne fait plus la différence entre le littéraire, le paralittéraire ou l’extralittéraire. Espitallier, dans une même lignée, croisant l’objectivisme américain, travaille à tromper le lecteur, à le neutraliser dans sa volonté de captation d’une vérité établie. Le lecteur est lui-même désigné, suspecté de regarder de trop près (« — vous avez entendu ? Ce bruit derrière la vitre ? — Ne vous inquiétez pas, ce ne sont que des moutons. — Je ne crois pas. C’était comme un froissement de papier. Il y avait quelqu’un tout à l’heure, un peu plus haut, qui nous observait. (…) Si si, je vous assure, on nous écoutait »). La lecture renvoie à la fois à ce qu’est un objet poétique, et à ce qu’est l’interprétation de cet objet. Nous faisant démarrer sur un compte infini de mouton, nous faisant commencer dans un regard qui broie du noir et compte les moutons de l’insomnie provoquée par le silence, il nous fait tourner en boucle, et nous fait échoir dans la suite infinie de ce compte sans fin. Stein le disait : « L’écriture n’est ni souvenir ni oubli ni commencement ni fin ». L’écriture est endurance de sa propre donation, elle est le saisissement de ce qui sans mémoire, refermé sur soi, singulier, cependant renvoie à l’identité intime pour soi de la littérature. Loin de donner, la prolifération retire, n’a de cesse justement de montrer que cela s’échappe, que le sens n’est qu’à la mesure non pas d’une absence, mais de la prolifération elle-même comme saturation du vide. Ainsi, le dialogue qui traverse tout le livre, dans lequel des noms, des références, des lieux — pour mémoire — vont être cités, laisse la place à l’absurde liste de noms, de références, de lieux, qui non seulement ne peut se clore, mais qui en plus par l’amoncellement et les profusions hétérogènes, conduit à une impossibilité de comprendre. C’est pour cela que la poésie n’est plus la marque de la singularité d’un sujet, son cri (« Eh bien… cet Espitallier du théorème ? — Comment ? vous n’allez tout de même pas me dire que vous avez cru une chose pareille… Pure invention en vérité ? »), mais qu’elle vient se déterminer comme un dispositif d’où s’est absenté le sujet, où il n’est là qu’en tant que conscience expérimentatrice de compositions de sens possible, regard passif qui ne fait qu’interpréter selon ses propres logiques.
Littérature compositionnelle, de la composition, du sens à l’œuvre dans la forme même du texte, l’univers mathématique est joué par la trajectoire opérée par celui qui écrit, lui-même intégré en tant que clone littéraire, personnage conceptuel dans son texte. Ce livre, de mauvais genre à n’en point douter, active ainsi une interrogation ontologique qui par son cynisme dérobe la figure humaine de toute certitude sur elle-même et sur le sens même de sa quête de vérité. Loin de l’ontologie de la poésie donnée par Heidegger, renvoyant le poète à être la vigile de l’être et de sa vérité retirée, l’ontologie d’Espitallier ouvre sur un tragique panique, sur l’absurdité d’une condition humaine qui est à l’image de Sisyphe, à poursuivre sans fin sa quête de sens et de maîtrise du monde, sans jamais pouvoir rencontrer le sommeil, devant assumer une perpétuelle insomnie.