Philippe Annocque, Pas Liev, Quidam éditeur, automne 2015, 152 pages, 16,50 €, ISBN : 978-2-915018-86-8.
Voici l’histoire d’un homme dont le nom est l’anagramme du verbe vivre en anglais, désordre qui comporte apparemment plus de risques que d’avantages – d’ailleurs c’est dit : « Ici, c’est vite mortel. », même si cette phrase de la première partie du livre résonne tout autrement à la fin. Chacun des gestes de ce personnage aussi central que décentré, chacune de ses sensations et chacune de ses pensées reflète un dérangement originel qui va en s’accentuant. Par exemple : doit-il s’asseoir ? Si oui, où ? Et comment nommer ce siège qu’on lui indique ? Ou bien : a-t-il déjà fait cette deuxième sortie en vélo dont des bribes lui reviennent à l’esprit ? Et que se serait-il alors passé de différent d’avec la première ?
Confusion des lieux, de la chronologie des événements mais aussi des êtres, des objets et des sentiments, tout contribue à déconnecter de plus en plus Liev de ce qui l’entoure. C’est pourquoi ce que l’on entend communément sous le mot de monde devient étrange et même inquiétant jusque dans le moindre détail – ainsi, dès les premières pages : « Là, sur le sol, juste là, il y avait une petite chaussure en toile. Une pointure d’enfant. Liev avait uriné dessus. » La narration, dont la position d’extériorité pouvait d’abord sembler rassurante, est progressivement atteinte par tous ces troubles et apparaît à son tour comme l’un des symptômes du dédoublement de Liev. En effet, Philippe Annocque multiplie les procédés pour mener un récit qui nous emporte avec lui au même rythme que son personnage l’est dans la confusion, entre la légèreté liée à son détachement, voire un certain humour, et la menace grandissante d’un drame : « Et puis les choses sont allées moins bien. » Cet emportement a notamment lieu à travers les nombreuses répétitions qui paraissent être autant de tentatives de Liev pour s’assurer de ce qui existe, y compris ce qu’il ressent (« Liev se disait qu’il n’en pouvait plus. Il avait conscience qu’il se le disait, il se disait que, puisqu’il se le disait, peut-être, peut-être que ce n’était pas tout à fait vrai, peut-être que ce n’était pas tout à fait vrai qu’il n’en pouvait plus. »), ou bien par les indices semés çà et là, relançant l’attention mais néanmoins insuffisants pour que nous parvenions à reconstituer les faits dans leur intégralité – ce qui nous place, comme Liev, face à de multiples zones d’ombre.
Cela dit, le livre vaut également la lecture parce qu’il montre avec finesse à quel point l’état de Liev dépend au moins partiellement de ce que son entourage fait de lui – par exemple, les abus sexuels dont il est victime ou son cantonnement dans des tâches qui ne sont pas celles qu’il espérait : « Liev a dit encore une fois, une nouvelle fois, qu’il était venu pour le poste de précepteur. Dans un autre monde, peut-être, on entendait sa voix. » Ce sont donc aussi les autres qui (le) rendent fou – dimension qui renforce le constat que Liev n’est finalement pas si différent de chacun d’entre nous et ce d’autant plus qu’il serait difficile de contester cette affirmation : « Il est rare que la réalité coïncide parfaitement avec l’idée que l’on s’en fait. »
Vertigineux…Les cinq dernières lignes pourraient-elles nous rassurer ?