Tarik Noui, Serviles Servantes, éditions Léo Scheer, collection Laureli, 175 p. // ISBN : 978-2-7561-0088-3 // pris : 16 € [site de l’éditeur]
[4ème de couverture]
Mars 2003. La guerre en Irak occupe tous les écrans. Brando est une masse surhumaine, monstrueuse, qui ingurgite toutes les informations, toutes les fictions retransmises par la télévision dans une omniscience tragique et lucide. Un tas de graisse sublime et repoussant, relié à des machines, corps inerte en expansion dont le seul mouvement réside dans les pupilles se déplaçant d’images en images. Comme le Colonel Kurz d’Apocalyse Now, Brando (le personnage éponyme de Tarik Noui) est entouré d’une bande dévouée à sa cause et à sa protection. La plus fidèle, l’énigmatique Nunca Velàsquez, quasi fantôme, beauté malade, va, à sa demande, trouver un acteur de seconde zone dans le quartier des grands drogués pour lui demander d’incarner le rôle de Willard. Celui dont la mission est d’éliminer Brando, devenu incontrôlable et dont la folie frôle l’accession au divin. À travers le prisme de la drogue, Willard, qui ne se souvient même plus de son vrai nom (à supposer qu’il en ait un) se retrouve entraîné dans cette incroyable histoire d’agonie qui est aussi, pour lui, acceptation de son destin. Celui du bourreau qui n’est qu’instrument, révélateur de l’horreur de la guerre. Et qui n’en reste pas moins tragiquement humain.
Tarik Noui crée un roman qui plonge le lecteur dans un monde entre fiction et réalité. Il invente la parabole fascinante d’une histoire dont nous sommes les éterels "serviles servants" : un monde de spectacle violent où nul n’est épargné. Mais la beauté réside aussi dans les flammes qui détruisent
[Chronique]
La scène qu’initie Tarik Noui se situe en temps de guerre. De cette guerre née en mars 2003, et qui n’est toujours pas finie. Ce livre est une scène au sens où, il serait possible de le définir non pas comme un roman, mais comme une pièce de théâtre, pouvant être représentée sur scène. D’ailleurs je ne doute pas que ce travail soit prochainement repris par une compagnie pour êre monté, tellement, tant dans la langue, que dans l’intrigue, cette oeuvre témoigne d’une réelle puissance.
A première vue donc nous sommes dans une suite de monologues, en temps de guerre. Toutefois, si la guerre est omni-présente tout au long du texte, notamment et surtout par le biais du personnage Marlon Brando, celle-ci prend sa consistance à travers la relation et l’intrigue qui lient les trois personnages : Nunca Velazquez, Willard et Marlon Brando.
Serviles servants commencent par un prologue qui donne en quelque sorte la clé de l’ensemble. Ce prologue qui situe l’action durant les évènements de mars 2003, et l’entrée en guerre des Etats-Unis face à l’Irak, ouvre à la question de ce qu’est le témoignage, de savoir en quel sens est-il possible de témoigner de ce qui a (eu) lieu, sachant que ce que l’on appelle l’Histoire, n’est aucunement une réalité donnée, mais une réalité construite. "L’histoire débute simplement par un mensonge parce que ce n’est qu’une histoire" [p.8]. Cette histoire qui débute par un mensonge, celui certainement des Etats-Unis, mais surtout on va le découvrir, celui qui unira le trio des personnages, est ce qui justement ne pourra être saisi que dans le mouvement de la fiction elle-même. Comment témoigner de ce qui pour être ne se donne que dans le faux semblant ? Est-ce que le faux-semblant, l’arte fact (la fiction) peut devenir le lieu même d’une possibilité de dire ce qui a eu réellement lieu ? Voilà, l’enjeu de ce prologue : énoncer la nécessité d’un dire remettant en cause le mensonge de l’Histoire, mais non pas un dire objectif, mais un dire qui lui-même joue le jeu de la fiction, "nous sommes les serviles servants d’une Histoire qui finit comme un drapeau en berne. Parce qu’à un moment ou un autre, il y aura toujours quelqu’un pour dire : "Ceci n’a jamais eu lieu". En ce sens, en écho de Primo Levi et de son dernier livre avant son suicide, Naufragés et rescapés, Tarik Noui pose cette question du rapport de tension enre la réécriture de l’histoire (son oubli) et la possibilité de témoigner de celle-ci. Primo-Levi, avait répondu à cette question dans Si c’est un homme, au milieu même du livre, par la question du témoignage homérique et de sa traduction.
La question du témoignage est ce qui hante donc le livre, chaque monologue pourrait même être pensé, notamment du fait de la présentation des personnages [pp.11-19], comme un témoignage judiciaire. Mais une autre détermination du témoignage arrive d’emblée. Nunca Velazquez, qui est la première à apparaître, qui est la servante de Marlon Brando, étrangement (est-ce que Tarik Noui y a pensé ?) entre en relation avec Hamlet de Shakespeare. En quel sens ?
Je suis Nunca Velazquez, et je suis au service de Brando. Et même si vous allez lire d’autres voix qui disent "je", sachez qu’il n’y en a qu’une de valable, la mienne.
Pourquoi ?
Parce que je suis celle qui partira en dernier.
Voilà pourquoi il faut me croire. Ceux qui partent en dernier ont toujours raison.
Horatio, dans la pièce de Shakespeare, est le seul personnage à survivre de la suite de morts qui signe la tragédie. Le seul, pour une unique raison, l’Histoire doit être racontée. Nunca est la servante, docile à l’histoire, et nécessaire pour qu’elle soit racontée. Mais ce témoignage, qui sera celui de cette histoire étrange entre Willard et Brando, est en parallèle d’un autre témoignage, celui des écrans de télévision qui déversent 24H/24, face aux yeux des six milliards d’homme, la réalité filmée de la guerre.
Tout le jeu du livre se place dans cette tension entre d’un côté le témoignage de l’intrigue tenu surtout par Nunca et de l’autre le témoignage du devenir du monde par la télévision. Tension entre l’histoire intime et la macro-histoire. Tension entre deux ordres de fiction : celle du jeu qui amène Brando à commanditer son meurtre par son double ressucité dans un junkie, et de l’autre celle de cette construction quasi-irréelle de la guerre. La force du travail de Tarik Noui se pose là, la fiction des personnages devenant le lieu d’une fiction révélante pour la guerre, la guerre se constituant à travers ce qui va déterminer cette tragédie menant à la mort de Brando.
Celui qui expose le plus la guerre d’Irak est Brando, retiré, à l’image de Kurtz dans Apocalypse Now. Il est lui-même et son double, et demande de rejouer l’intrigue de Francis Ford Coppola. Son regard est celui du décrypteur d’image, de celui qui toute la journée est face aux écrans, cette "matrice à images" qui "marche à plein régime" [p.27], où le sens est perdu par la profusion ("la caméra", "pivot dépeuplé de sens car il y en a trop et partout à la fois" [p.35]), car "que Dieu le veuille ou non, la nouvelle Babel se construira dans l’image et non dans les mots" [p.48]. Cette guerre qu’il expose est donc dédoublé en cette autre guerre, dont il incarna la brutalité en tant que Kurtz.
Jeu du réel et de son ombre. Willard devant assassiner Kurtz, découvrait, non pas l’autre de l’Amérique, mais le fruit même de cette Amérique en guerre. Brando retiré du monde, redevient dans ce jeu de Serviles servants, cette image dédoublée de la guerre de l’Amérique, mais cette fois-ci non pas de la réalité de la guerre, point où se situait Apocalypse now, mais de cette guerre médiatisée, de cette guerre moderne. Ici, il faut noter le déplacement au niveau de la fiction. On ne témoigne pas de la réalité de la guerre, car l’événement n’aura pas eu lieu, ni même n’aura pu être intuitionné tellement il y a eu d’images, mais on témoigne de la réalité intermédiée de la guerre, à savoir de la constitution de la construction de la réalité par l’ordre médiatique : "La télé, c’est le compost du réel. Du fumier qui aide à vivre. La télé, c’est la chapelle Sixtine de notre siècle" [p.51].
Serviles servants est donc un livre à découvrir, non seulement du fait de cette intrigue portant sur la mémoire et la tension entre monde et destin intime, mais aussi pour sa langue. Car, disons le pour finir, Tarik Noui est un réel inventeur d’image et d’expression se sourçant dans notre monde contemporain. Langage à la fois simple, très accessible, et faisant apparaître souvent des expressions justes, et percutantes, car "le monde ressemble intimement aux gueules qu’n croise tous les jours" [p.171]