[Chronique - entretien] André Gache, Dogons, Emme Wobo, par Emmanuèle Jawad

[Chronique – entretien] André Gache, Dogons, Emme Wobo, par Emmanuèle Jawad

février 9, 2016
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[Chronique – entretien] André Gache, Dogons, Emme Wobo, par Emmanuèle Jawad

A la jonction du travail anthropologique et du texte poétique, Dogons, Emme Wobo brasse les matériaux documentaires et les voix dans un texte particulièrement dense.

André Gache, Dogons, Emme Wobo, éditions L’Atelier de l’Agneau, hiver 2015-2016, 210 pages, 20 €, ISBN : 978-2-93044-091-0.

 

Au cours de la rédaction de cette chronique, différentes questions notamment terminologiques se sont posées. Des réponses ont pu m’être apportées par André Gache lui-même, Sébastien Lespinasse nous ayant alors mis en relation. Précédant cette chronique, les réponses citées d’André Gache à ces interrogations.

André Gache.  La question des moyens techniques de transcription : la base, ce sont les prises de notes et, secondairement, le magnétophone le moins perfectionné possible (en ai perdu un à cause de la chaleur et du sable !) pour les textes « figés », les chants, et selon le type d’interlocuteur à qui j’avais à faire, les conditions, le temps… 

— Il y a effectivement plusieurs langues en pays dogon, au moins une quinzaine (au marché de Banks, qui était ma résidence de base, on en entend une dizaine !) ; en plus des « langues » dogons s’ajoutent les grandes langues régionales (Bambara, Peul, Moré, Songhai, Bobo…). C’est dire la complexité linguistique… Dialectes ou pas? A ce terme connoté qui renvoie à la situation coloniale, je préfère « langues locales » comme le "tomo kan" du cercle qui m’intéressait… En gros, d’un village à l’autre, il peut y avoir une variation telle que les gens utilisent le Bambara pour se comprendre ; mais la situation la plus courante est constituée par une série de glissements vocaux (par ex., entre le b et le p, etc.).

— « Groupes dogons », oui parfaitement, c’est le terme communément utilisé par les « spécialistes », et au pluriel car les groupes sont constitués sur une base territoriale, mais englobent plusieurs clans et/ou « morceaux » de clans différents…

— Au départ, je n’ai pas voulu explicitement et consciemment que mon travail se situât à la jonction entre document et poésie, mais à la réflexion – a posteriori -, je me suis dit qu’il avait, quant à son résultat, une dimension poétique par plusieurs aspects : il contient des incrustations de moi-même (VESTIBULE est un poème que j’avais écrit en hommage à tous ces gens et qui, par ailleurs, « décrit » en majesté le rituel d’entrée en relation et à plus forte raison en paroles) et de poètes occidentaux, en 3° partie notamment : c’est que j’ai sans doute voulu me placer modestement au niveau d’une parole qui n’est pas ordinaire, ce qui se réalise souvent dans ces populations lorsqu’on touche aux profondeurs.

Dans cette logique, les gens, et à plus forte raison les gens de la parole, usent d’un langage imagé bellement (qui frappe en première approche) pour dire des choses qui ne peuvent pas être dites (du fait de leur gravité) en langue ordinaire. Mais attention ! Au-delà de la beauté, prennent place des vérités accessibles seulement par l’âge et, pour les savoirs les plus profonds, par une initiation plus ou moins poussée… S’il n’y avait pas indéniablement une dimension poétique, on pourrait s’en tenir à ce que M. Leiris avait  qualifié de « langue secrète » – je proposerais plus simplement « langage codé » utilisant d’ailleurs des procédés mnémotechniques et des figures de rhétorique dont la linguistique abonde… Je pense aussi à la situation des pays du pourtour de la Méditerranée où les lectures de poésie font salles combles parce que cette parole non ordinaire permet de dire des choses impossibles à dire autrement. Pour ce qui nous occupe, cette forme littéraire conserve des savoirs remontant très loin (ici jusqu’au 17° siècle) et de contenu très précis…. Force de ces « textes oraux » donc, ciment jusqu’à présent de sociétés largement rurales encore.

De façon non anecdotique, j’ai aussi ajouté ma petite pierre à la mise en lumière des codes/clés de ces textes en usant tout à fait personnellement des procédés de déchiffrement de la psychanalyse, particulièrement celui de la « prise au mot » (littérale) de la petite musique parlée… 

  

Chronique

Le livre s’ouvre sur une note introductive très intéressante concernant sa structure même, les fonctions données aux différentes sections qui le composent, les méthodes utilisées dans son élaboration. Trois sections structurent l’ensemble. Occupant une première longue section, un « poème fondateur » dans lequel de multiples voix (une centaine) s’imbriquent évoque les groupes Dogons sous des angles thématiques : la question de la parole, de l’origine, le rapport à la souffrance, les rapports sociaux, la parenté etc. La seconde section (ou « deuxième livre du Livre », ou encore, selon la note introductive, « récit visuel ») reste la partie strictement photographique du livre. Cette section centrale se compose de petits formats photographiques en noir et blanc proposant des panoramas (vues d’ensemble sur des villages), des plans architecturaux (habitats), des scènes de la vie quotidienne et des paysages. Les seuls écrits dans cette seconde section relèvent de mentions de dates (des prises photographiques datées 1989-1998) et du nom du photographe (André Gache). La troisième, plus théorique, s’appuie sur la reformulation de « cours, articles et conférences », et semble ancrer paradoxalement davantage la voix de l’auteur que dans la première.

L’ensemble « se veut texte oral total – poème-épopée-mythe-histoire (…) au plus près de la bouche des émetteurs » (note d’introduction relative à la méthode et aux procédés d’écriture). L’oralité reste prégnante dans les voix mêmes qui composent la première partie du livre, dans le traitement également graphique de ces voix (introduction de bulles d’énonciation semblables à celles des bandes-dessinées) et dans la transcription et les notes concernant la prononciation de mots et phrases dans les « langues locales » des Dogons, certaines phrases entières dans leur langue originale étant introduites avant d’être traduites (p. 105). Les voix multiples reposent sur des registres marqués par des correspondances typographiques (se distinguent ainsi « paroles figées » / paroles d’un spécialiste / paroles d’une traduction / « paroles dites enjolivées »). Dans cette imbrication de voix formant texte de montage,  la thématique de la parole se décline selon ses formes et types (paroles officielles, parole diffamatoire, parole commerçante, parole énigmatique, etc.). La parole reste celle également  des proverbes, des « phrases à clés », des chansons, des propos rapportés, des récits sources.

Le travail de montage considérable s’opère dans l’agencement des différents types d’énoncés, de documents et d’éléments graphiques rendant la matière textuelle de Dogons, Emme Wobo particulièrement dense. Les chapitres de la première section sont introduits par des paragraphes comportant les éléments d’un lexique dans une des langues des Dogons, traduite dans un second temps. Des récits-sources explicatifs, d’importantes notices historiques et ethnographiques s’incorporent dans le corps du texte, parfois mis en parallèle ou en face à face. Des dessins, schémas, cartes géographiques jalonnent également le livre. Les récits sous la forme de courtes narrations convoquent ce qui constitue les différents aspects et les différentes valeurs des groupes Dogons (groupes sociaux, rôles, fonctions des individus membres au sein des groupes, rites, etc.). L’aspect documentaire occupe une place centrale avec d’abondantes références ethnographiques (voir bibliographie en fin de livre) et la mise en circulation de rapports établis sous la colonisation.

Les notices historiques, et les sources documentaires de façon plus générale, concernent aussi bien les Dogons à la fin du XVIIème siècle qu’au XIXème jusqu’à nos jours, avant et après la colonisation, où les ventes d’esclaves, les structures sociales, les rites et cérémonies, les rapports avec les autres groupes identitaires permettent d’appréhender  les groupes Dogons dans leur complexité.

Le travail d’expérimentation d’André Gache se fait dans l’agencement des voix, des sources permettant de distinguer ces différents éléments (par des effets de polices, niveaux d’écriture, plages grises et bulles graphiques d’énonciation type bande-dessinée, carrés blancs de photographies laissées vierges pour donner libre cours à l’imagination du lecteur, etc.) et d’en composer un texte structuré par ses multiples strates. Traversant des questions à la fois ethnographiques et poétiques,  André Gache propose dans Dogons, Emme Wobo un ensemble dense dans un montage serré.

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rédaction

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