[Livre-chronique] Fictions temporelles : 2. Christine Jeanney, Oblique

[Livre-chronique] Fictions temporelles : 2. Christine Jeanney, Oblique

février 27, 2016
in Category: chroniques, Livres reçus, UNE
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[Livre-chronique] Fictions temporelles : 2. Christine Jeanney, Oblique

Le temps du militantisme messianique étant révolu, Publie.net en est venu au constat qu’avait établi Libr-critique bien avant le commencement de cette deuxième décennie : plutôt qu’à l’avènement du Tout-numérique c’est bien à la coexistence de l’ebook et du livre que nous assistons. (L’important n’est pas tant lié au support qu’à la singularités des projets d’écriture). D’où un mouvement éditorial à double sens : du livre vers le numérique, mais aussi réciproquement, comme on a pu le voir avec les publications de Sitaudis ou de Publie.net. Et pour ce qui est de la singularité créatrice, avec Oblique de Christine Jeanney Publie.net tient là l’une de ses pièces maîtresses, que le lecteur découvrira dans sa richesse intermédiale, c’est-à-dire dans un jeu de miroirs entre textes (la typographie est différente dans l’ebook), paratexte/épitexte (lumineuse préface de Guillaume Vissac et entretien avec l’auteure), superbes photomontages et audios (entretiens en ligne et fascinant kaléidoscope verbo-musical d’une dizaine de minutes que nous offre la version numérique). [Surtout, cliquer sur les deux liens ci-dessous pour en faire l’expérience]

Christine Jeanney, Oblique, Publie.net papier [en ligne, préface par Guillaumme Vissac], février 2016, 166 pages, 15 €, ISBN : 978-2-37177-440-7. [Site de l’auteure]

Présentation éditoriale

« Comme le désir sexuel, la mémoire ne s’arrête jamais », écrit Annie Ernaux dans Les années. « Elle apparie les morts aux vivants, les êtres réels aux imaginaires, le rêve à l’histoire. » L’oblique est un regard que l’on jette derrière soi, à un moment donné, pour pouvoir repartir. La mémoire est notre béquille. S’asseoir à côté de quelqu’un qui raconte en un souffle les trajectoires familiales, et c’est tout un flux d’images et de paroles qui se déploie, non pas à la vitesse de la lumière mais à la vitesse de la mémoire. Cette voix en nous-mêmes prête à conter la légende familiale et les drames du passé, l’écho des souvenirs, le staccato du flux photographique, nous la portons car « il reste des séquelles des autres corps » en nous. Oblique est l’un de ces livres qui savent à la fois fragmenter la mémoire comme les petits morceaux aimantés de Ligeti et lui donner l’élan du souffle unique, la tension tenue d’une injonction mythologique : ne te retourne pas.

Chronique

"L’oblique tient le conte à l’envers,
qu’on ne sache pas se repérer" (p. 117).

"Ce qui est important ne peut pas toujours s’expliquer,
dit la filatrice qui ne sait lire ni Pétrarque ni les partitions" (141).

"Je n’ai pas raconté d’histoires.
  – La vie est un fouillis qui tourne en tenant sur son cœur
un morceau de la valse de Sibelius, parfaitement triste et parfaitement inimitable" (149).

 

Notre expérience du temps nous renvoie au destin tragique d’Orphée : au bout du tunnel, on se retourne pour s’abîmer "dans le brouillard des corps perdus, […] des voix informes" (39).
Notre mémoire, comme notre vie même, ne tient qu’à un fil… "Un fil soumis aux erreurs, aux désirs, aux destinations, au hasard" (100)… Un hasard existentiel qui est perçu ici dans une perspective acausale : "des personnages comme des boules de billard qui se choquent se brisent ou bien s’esquivent lorsqu’elles ont de la chance" (31)… Écrire, c’est pour la narratrice franchir la porte Souabe comme on dit les arcanes du passé. Laissant affleurer "le réel révolu" (76), l’écriture est palimpseste. Écrire, c’est mettre en place une machine à tisser narrative (filatrice en italien : "fileuse, machine à tisser"), dévider la bobine que tient la figure tutélaire, cette grand-mère italienne qui était précisément filatrice, dans un emportement vital : "écrire sans se retourner et fuir, fuir écrire et fuir sans se relire, une échappée, fuir chaque mot enchaîné au dernier sans se relire, sans revenir en arrière, ramener tout au même endroit, ostinato" (133)…
"Ostinato" fait partie d’un lexique musical très présent dans le texte (andante, lento assai, moderato, scordatura, etc.) : avec un phrasé non lié qui s’appuie sur la répétition de formules rythmiques, Oblique est bel et bien écrit en mode staccato et recourt à l’ostinato – terme qui ne peut que faire écho au livre de Louis-René Des Forêts. Sa facture correspond d’ailleurs à ce programme : "Une giornata fragmentée pour dire la difficulté. Toutes les voix indiqueraienet une souvenance, une intention / les partitions sans temps des clavecins comme les mots, l’agencement qui convient le mieux dans sa cohérence, sa justesse /" (144).

Oblique est un Agencement Répétitif Obsessionnel (ARO) qui orchestre différents lambeaux de vie consubstantiels à une mémoire éclatée : nous suivons les soubresauts de l’Histoire et d’une histoire familiale commencée en Italie un siècle et demi plus tôt. D’où l’emploi de l’épitomé – cette technique simultanéiste utilisée par les romanciers américains, puis par Sartre ou Giono – qui, pour deux dates clés (1928 et 1935), met en regard sphère privée et espace mondial :

[1928] "Certaines mains, filatrice, saisissent les bras. Protégé est rentré. Tu n’es pas morte je lui dis en souriant. Et puis ils ne t’ont pas donnée. Fleming découvre la pénicilline. Matisse peint l’Odalisque assise. […] Woolf publie Orlando" (141).

[1935] "Piaf chante Les Amants de Paris, le public se lève subjugué, France cinq Australie zéro, […] drame du grisou en Lorraine, douze morts cinq disparus, […] l’affaire Grecque, les États-Unis renforcent leurs escadres en Méditerranée […]. À peine vingt ans, elle va au bal et, comme elle a une belle voix, il lui arrive de chanter…" (114-115).

Comme on ne peut appréhender une vie qu’obliquement, écrire c’est fictionner pour "contrer l’oblique" (48), (se) dire par le biais de figures légendaires (Orphée, Tancrède, Blanche Neige, Jack…) ; écrire, pour Christine Jeanney, c’est faire obliquer les lieux et les époques, les voix surtout : la voix qui raconte et dialogue, "c’est moi augmentée, c’est moi avec d’autres voix ajoutées", confie à Guillaume Vissac une écrivaine qui s’inscrit ainsi dans une modernité dynamique.

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Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

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