En 1996, dans Rien qui porte un nom, Christian Prigent expliquait que ce qui amène à faire de l’art tenait, primo, au fait qu’on « ne se satisfait pas des représentations qui nous informent du monde« , au sens où « l’expérience que l’on fait du monde y reste innommée« ; deuxio, au fait de l’incadrage, ou du décadrage qui enserre les choses en permanence dans son instabilité et l’insensé du présent; tertio, au fait que la langue de l’art soit cet insensé lui-même, cette déstabilisation. Fin 2005, publiant Ce qui fait tenir, Prigent réinterroge la question de l’art et de la peinture notamment, exprimant d’emblée le fait qu’un « tableau est un piège à prendre l’impossible, un miroir non pas du réel configuré, mais du réel comme impossible à prendre au miroir« , c’est pourquoi il soulignait dès 1996, que « les couleurs sont débarrassées de tout rôle mimétique et de toute valeur symbolique« .
Ce qui fait tenir se présente donc comme un texte qui poursuit l’analyse de la modernité pour Prigent, modernité qu’il pose de plus en plus ontologiquement, et qui s’articulerait selon le fait que l’homme pris dans sa finitude se trouverait dans l’impossibilité à pouvoir prononcer certaines choses, certains phénomènes, autrement qu’en se posant dans l’accidentalité, l’insensé de certaines formes d’articulations : leur aporie. Prigent dès le début de son livre accentue la définition de la modernité : elle ne provient pas d’un innommable, d’un imprononçable, mais de la finitude ontologique de l’articulation humaine. En ce sens il se pose bien en rapport avec la modernité inaugurée avec le XVIIème siècle, puis avec la fin de la chose en soi, et la position critique de la philosophie kantienne, tout en se déplaçannt de toute suprématie de la raison, en faveur d’une certaine sublimité qui apparaîtrait par l’art et la littérature/poésie.
Ce qui fait tenir est ainsi un livre qui ne quitte pas l’horizon des textes précédents, meme si comme nous allons le voir, il inaugure une forme qui n’était pas conventionnelle chez lui : la jonction, juxtaposition, conjonction de principes d’écriture qu’il ne mêlait pas habituellement.
L’essence de la modernité
Tout d’abord, pour en revenir à la modernité de Prigent : il est indéniable qu’il y a génétiquement chez lui, un déplacement qui s’effectue et qui le conduit peu à peu même, à certains dépassements des thèses qu’il posait auparavant : quand on considère, Une erreur de la nature, ou bien Ceux qui merdrent, il est évident que la critique dans laquelle il se situait tenait davantage au fait que le langage conventionnel et sa duplication par une mimésis sociale, comme la représentation institutionnalisée, empêche de toucher la chose qui se tient dans l’expérience. L’insistance tient au fait du voilement et la critique implique dès lors la possibilité d’autres formes d’expression en tant que non voilement. Cette critique était corrélative pour une part de son ancien engagement en tant que révolutionnaire mao. Le déplacement qui se produit et qui est patent dans ce dernier livre tient au passage à une constitution ontologique de la puissance de représentation de la part de l’homme. L’analyse qu’il conduit immédiatement est celle d’un tableau décrit par Proust.
C’est en ce sens que Prigent en arrive depuis quelques années à poser les fondements de la modernité et des avant-gardes : non plus faire face à la négativité du sans nom, mais par une réflexivité, rencontrer la négativité qui nous anime, négativité qui n’est rien d’autre que la finitude de notre appréhension possible du monde, et des moyens que nous avons pour témoigner de cette appréhension. Toutefois, cette mise en évidence reste encore difficile en son articulation du fait que lui-même n’a de cesse d’osciller entre cette énonciation et de l’autre la thèse lacanienne classique (qu’il énonce et répète depuis les années 70) : le réel c’est « le donné sensible en tant qu’il s’échappe de nos langues et que nos langues devant son défi refluent, sèchent et se fondennt dans l’habitude insignifiante des parols atones et des images apathiques »).
Pour mettre en perspective cette impossibilité du dire et de la représentation, dans Ce qui fait tenir il analyse successivement et selon des modalités différentes plusieurs auteurs, créateurs témoins de cet inter-dit au dire : Dezeuze, Scarron, Rimbaud hantant par son nom l’ensemble, Verlaine et sa difficulté justement a assumer les défis imposés par ce rapport au monde. Moderne, résolument moderne, Prigent en revient donc à saluer les anciens, en tant qu’ils seraient aussi, par leurs oeuvres, ce qui le fait tenir, ce qui permet de résister, de se densifier dans son propre travail d’écriture.
Derrière l’apport indéniable de Prigent quant à la question de la modernité, reste que certaines questions se posent : s’il est évident que l’homme est tenu dans la finitude (ce qui est déterminé comme je l’ai déjà dit par le criticisme transcendantal kantien jusque dans les apports de l’épistémologie moderne telle celle de Popper), alors ne s’agirait-il pas aussi d’interroger les langues conventionnelles, non pas selon un jugement seulement négatif, critique, mais comme la condition aussi d’un tenir, d’une tension ontologique qui seule permet aux hommes de se tenir dans l’ouverture de leur être à l’être. On retrouve chez Prigent ici l’ensemble des attaques de la modernité (des Dada aux avant-gardes des années 70) et delà une position aristocratique vis-à-vis de la langue mondaine (d’où écrire se tient souvent pour lui dans l’invention idiolectale). Or, et c’est bien là l’apport de la post-modernité, notamment de Lyotard, et d’autres encore, de penser le rapport à la langue non plus selon la vérité de l’être ou l’essence de notre être (position éminemment heideggerienne, d’où cette insistance depuis 15 ans à penser dans un horizon heideggerien de la part de Prigent) mais selon la relativité de notre ouverture. Cet aristocratisme, s’il permet à certains de se situer, cependant, ne permet aucunement par ailleurs de comprendre certaines déterminations ou conditions intentionnelles de l’homme plongé dans le monde ambiant. C’est parce que Prigent élabore une vérité de l’homme à partir de sa finitude, vérité qui se détermmine selon la limite même du langage et l’interrogation de cette limite dans des pratiques, qu’il dévalue, rejette tout autre forme ou qu’il la met en critique. Moderne, oui résolument moderne Prigent.
Question de forme
Derrière cette position récurrente de la modernité se présente avec Ce qui fait tenir un livre des plus singuliers dans l’oeuvre de Prigent. Non pas un livre critique, non pas un livre poétique, mais un livre qui allie les deux pans, ce qu’il n’avait à proprement parlé jamais fait. On le sait la question de l’hybridation est à la mode, mais chez lui ce n’est aucunement la cause de cette forme. Il se défie des modes, et il a raison. Tout d’abord définissons l’entrecroisement formel qui se joue et les stratégies représentationnelles qu’il suit : juxtaposition de textes critiques assez libres et de poésie, mis ensembles selon le recours à des titres qui renvoient soit au théatre, soit à la video.
Du théatre il est habitué, écrivant ces fictions souvent selon des unités de temps et de lieu. De la vidéo, on ne le savait pas précisément proche. La stratégie est celle d’un montage, comme s’il s’agissait de réunir au titre du livre, des rushs différents. Or, les monteurs le savent, la difficulté avec les rushs, tient à la possibilité de les faire tenir ensembles. Et c’est ici que je suis le plus critique, pratiquant moi-même depuis de très nombreuses années le montage des genres au niveau aussi bien de la textualité que de la vidéo. Le montage de Prigent apparaît un peu artificiel, et laisser ininterrogé la question même des pratiques qu’il nomme. Ainsi, lorsqu’il écrit la partie sur le lieu, chaque sous-partie du texte est composée selon un principe de tournage (panoramique, zoom, arrêt sur image). Le texte reproduisant selon une certaine mimésis les actions vidéos ainsi déterminées. Néanmoins, nous faisons face à du texte, et la matérialité n’est aucunement intterrogée à partir de ces indications, c’est bien au contraire le signifié qui est en adéquation/reproduction avec les indications. Et c’est précisément là qu’apparait l’artifice. La référence à la vidéo, comme au théatre dans le découpage général, n’est qu’une reprise, me semble-t-il, de termes sans qu’il n’y ait de réflexion sur les implications de ce qui est repris. Collage qui n’approfondit rien, n’ouvre pas aux différents plans, mais qui juxtapose. Là, il serait intéressant de voir tout à l’inverse d’autres pratiques, plus contemporaines, qui justement interrogent les rapports entre différents sites d’expression (je pense à Hanna ou à l’Agence_Konflict_SysTM). Analogiquement, il me semble que Prigent se tient dans le même porte-à-faux que ce qui actuellement touche une partie de la poésie contemporaine dans l’emploi de la vidéo : non pas une composition, mais une juxtaposition de deux ou plusieurs modalités sans qu’il y ait de relation réelle ou nécessaire entre les médiums. Ces types de travaux sont formels, et manquent la plupart du temps ce que peuvent être les questions de videopoetry, de travail d’écriture au coeur de l’inter-relation de deux médiums.
La forme que choisit Prigent ainsi me parait maladroite. Et c’est peut-être en ce sens que la relation entre les différents textes me parait artificielle, en tout cas ne pas fonctionner, comme si le principe formel avait été pensé pour coller des éléments résolument hétérogènes.
En définitive, choisissant de publier ce livre, qui croise poésie et critique, Prigent se pose davantage à mon sens dans un geste non pas de réélaboration de sa pensée, mais de positionnement de la modernité, de réaffirmation d’un horizon généalogique. Ce livre s’il permet de découvrir Dezeuze, Scarron, n’a pas la force des précédents, restant davantage dans la répétition des anciennes thèses à partir de la différence des auteurs choisis, que dans la poursuite d’une élaboration critique.