Noir, je réécris en noir, nous sommes le premier de l’an matin, j’ai décidé que ces treize pages consacrées seraient divisées en treize parties. Celles des points que Marguerite Duras énuméra sur une liste au jeune écrivain Enrique Vila-Matas qui séjournait dans une chambre de bonne à Paris au dessus de chez elle, chambre qui appartenait à Duras et qui avait abrité un temps François Mitterrand, durant la seconde guerre mondiale.
On trouvera ci-dessous trois des treize parties. [1. – Problèmes de structure. 2. – Unité et Harmonie. 3. – Thème et Histoire. 4. – Le facteur temps. 5. – Effets textuels. 6. – Vraisemblance. 7. – Technique narrative. 8. – Personnages. 9. – Dialogue. 10. – Cadres. 11. – Style. 12. – Expérience.13. – Registre littéraire.]
Je ne sais absolument pas de sur quoi je vais écrire dans ces treize pages en herbe.
1. – Problèmes de structure
Il ne s’agit pas là de parler de l’organisation de la structure, mais des problèmes qu’elle pose. A l’évidence, un livre qui se pose déjà structuré avant même d’être écrit ne sera jamais un livre. La structure se pose ou ne se pose pas, par contre, elle génère des problèmes de résistance, de l’auteur et du livre, ces problèmes sont les mêmes que ceux d’un toréro face à un taureau. Sauf qu’il n’y a pas de cape rouge, l’homme doit sauter entre les cornes de la bête, comme lors des fêtes du Sud où les taureaux jeunes courent dans les rues des villes devant lesquels s’agitent des gens, pour prouver leur courage, pour sentir l’adrénaline bouillir dans leur sang, pour plaire, pour renifler l’odeur du taureau, qui lui fonce sur tout ce qui bouge. Ce que je veux dire par là c’est que le livre en gestation gigote, il ne veut pas être ce que vous voulez qu’il soit. Là réside un des problèmes de la structure. Et s‘il se montre docile et que vous pouvez le monter comme un âne, c’est que ce n’est pas un livre, sinon, écrire n’aurait aucun intérêt et Proust n’aurait pas intitulé le sien A la recherche du temps perdu. Si écrire c’est perdre son temps, il faut être vraiment stupide pour le faire, cela dit citez-moi une vie où il n’y a pas de temps mort. Dans un livre, voilà, pas de temps mort. Proust se moque comme de sa première chemise de constater qu’une madeleine lui rappelle des souvenirs ; ce qu’il veut dire, en partie, c’est qu’elle lui rappelle autant de choses, de souvenirs que de la musique, et ça c’est le nœud de l’affaire. Par ailleurs, la recherche, du côté de chez Swann… c’est à sa propre recherche qu’il court, comme un jeune homme se jette entre les cornes de son bien-aimé taureau. Ma première chemise, selon mon souvenir, était une liquette en jean dont les poches se fermaient avec des fermetures Eclair, je m’en souviens car ma toxique de mère a gardé cette photo et doit l’avoir encore sur son bureau, ou je ne sais plus où, c’est pour moi ma première chemise et, est-il utile de préciser que je n’en porte plus depuis, cette liquette, cette photo, ce tas d’os, moi, je l’ai constamment en mémoire et je le hais, c’est contre lui que j’écris comme Proust à nouveau écrivait contre Sainte Beuve, je dirais lapalissade, sans Sainte Beuve, heureusement, point de Proust, sans ma première chemise point d’amours de supermarché (titre provisoire). Sans ma mère, point de moi, sans moi, point de livre, sans livre point de moi, sans structure point de détruire, dit-elle, et sans détruire, dit-elle, point de Marguerite Duras (le “dit-elle” serait attribué à Alain Robbe-Grillet). C’est ça les problèmes de structures et ils sont différents pour chacun d’entre nous, à charge pour l’auteur de faire en sorte que le lecteur s’y identifie, ou pas !
De là à dire que Marguerite Duras est ma mère, il n’y a qu’un pas que je franchis allègrement. Détruire, dit-il. Est-ce aussi vrai pour un homme que pour une femme, je pense que c’est encore plus vrai pour une femme, un homme a des doutes, une femme qui écrit, aucun, elle détruit tout ce qu’elle veut sur son passage et ne reste qu’un bouquet de fleurs empoisonnées, ce bouquet que Baudelaire a nommé les fleurs du mal.
Je finis cette première page par un mot d’Allan Ginsberg, le poète beat, disant que l’on a compris que l’on pouvait être sans structure, être littéralement fou. Ce qui s’applique donc à la littérature n’est pas forcément valable pour la poésie, ce que je constate c’est une marche arrière depuis les poètes beat, Kerouack, et même s’il dirait que no Burroughs, et les autres, parfois meilleurs… l’époque actuelle résiste au livre parce que le livre lui résiste, ce gazon de territoire où a élu domicile la folie divine. Le livre n’a que faire de vous et de vos émotions, ce serait trop facile, mais je m’étale et j’en suis déjà à la deuxième page, soit au deuxième point.
2. – Unité et Harmonie
C’est ce dont j’ai le plus peur, pour moi l’unité et l’harmonie se rapportent à l’amour et à la mort. Cela étant dit, je retombe sur mes pieds et c’est ainsi uniquement que je conçois l’unité et l’harmonie, lorsque je mets le point final et que je me dis j’ai fini, sans fin, il n’y a rien, c’est très intuitif. Je pense à Au dessus du Volcan (ou au dessous) de Malcom MacLowry, la fin est unité et harmonie, pour le livre, répondant à toutes les questions, voilà ce que je pourrais nommer : unité, répondre à toutes les questions et même si certaines restent en suspens, leur suspension est aussi une réponse. Je crois qu’il est inutile pour l’harmonie de ce livre de citer des livres ; si le lecteur n’a pas lu Malcom MacLowry, que comprend-il de ce que je dis ? Cela : la réponse à toute les questions. Parfois c’est dans la dernière phrase, voire le dernier mot que se trouve la réponse à toutes mes questions, et ainsi lorsque je l’écris et la lis en même temps, je comprends de quoi parlait tout ce dont j’ai parlé auparavant et ai fait discourir mes personnages. J’ai la réponse à mes questions, cette réponse peut être longue et doit être déjà contenue dans la première ligne du livre sous forme informulée mais présente, tout le développement du livre est le développement de cette ou ces question(s). Marguerite Duras parle d’Unité, il n’y a donc pour elle qu’une question posée par livre et peut-être par vie, peut-être la même pour tout le monde. Je ne crois pas que la question soit la même pour tout le monde et pense qu’elle change durant l’existence, et donc chaque livre apporte sa moisson de réponses, la moisson des réponses ou non réponses, aux questions qu’il pose. C’est à mon sens variable selon les écrivains, et c’est pourquoi je n’arrive pas à réécrire entièrement un livre. Sans doute est-ce une erreur et dois-je tricher avec le lecteur et faire semblant de ne pas savoir ou je l’emmène, je préfère cheminer avec lui et ne pas savoir encore qu’elle était là la question. Par exemple, je ne sais pas précisément de quoi parle ce livre, quoique par rapport aux précédents il y ait une nuance de taille : il s’agit d’un concept poème et non d’un roman. Donc, à dire vrai, pas de question, juste une somme d’évidences qu‘il ne me semblait pas nécessaire d’additionner, c’est la partie concept, et une rébellion face à ce savoir acquis par l’expérience de l’écriture comme l’on acquiert l’expérience du peyotl. Un petit yogi a dit un jour si tu vois Bouddha tue-le ! Un jour il vit Bouddha le regarder avec ses yeux infiniment tristes et il lui dit : « Bouddha, pourquoi es-tu si infiniment triste? » Bouddha répondit : « Parce que tu vas me tuer et je devrais en toi recommencer tout ce que j’ai appris à partir de rien. » Il dit : « Bouddha, je ne suis qu’une bouse de vache, sans toi je ne serais rien. » Bouddha répondit en ayant vaguement envie de vomir son energy drink : « Alors, tue-moi. » Et le petit yogi devint éveillé. Bouddha put alors continuer son chemin, hors de la roue des réincarnations jusqu’à sa prochaine rencontre. Pourquoi je viens d’écrire ça (historiette que je viens d’inventer et qui ferait frémir les narines d’un maître zen), je n’en sais rien. Pour l’harmonie de l’histoire je suppose, et parce que dans harmonie il y a à mon sens caché le mot beauté dont ne parle pas Marguerite Duras, les alcooliques sont exubérants certes, et aussi à la fois extrêmement pudiques jusque dans leur rire, leurs pleurs et leurs injures. Avec Serguey, de l’harmonie il n’y en avait aucune et pourtant elle était présente et il la ressentait aussi fortement que moi, la différence, cette différence c’est qu’il était capable d’être en harmonie avec la plupart, alors que moi je me sentais uniquement en harmonie avec lui, c’est peut-être cela être écrivain : être capable d’être en harmonie avec un seul être à la fois, c’est un handicap, Serguey avait réponse à toutes mes questions de la plus ironique à la plus informatique (nous avons longuement parlé d’informatique, et dans ses réponses j’ai vite deviné qu’il me parlait aussi de beaucoup d’autres choses, était-ce moi privilège d’écrivain ou sa haute spiritualité, et tout cela in engliche messieurs dames ; la seule phrase à laquelle il n’a pas répondu à mon grand étonnement, c’est lorsque je lui ai dit : « I am a writer. » Un jour j’écrirai en anglais – il m’a fortement conseillé de perfectionner mon anglais au lieu de vouloir apprendre le russe. (Peut-être un traducteur automatique sur internet suffirait-il à traduire mes nouvelles, une, une seule sur la Russie, dont un russe est le personnage principal, celle que je veux lui faire lire, avec un traducteur automatique je pourrais toujours lui faire croire que ses imperfections ne viennent pas de moi et ainsi ne pas le décevoir.) Voilà à peu près ce qu’est pour moi l’harmonie.
Je dois continuer jusqu’à la fin de cette page, et j’en ai déjà, il y aurait tant à dire, fini avec l’Unité et l’Harmonie chères à Marguerite Duras, fini avec ce point en deux mots. Je rajoute donc que depuis que j’ai commencé à écrire sur l’unité et l’harmonie j’entends de la flûte des Andes péruvienne, cela peut vous paraître bizarre (tiens, la flûte s’est arrêtée), c’est tout simplement les voisins du dessous qui ont mis de la musique, c’est peut-être pour cela que ce paragraphe est porté par une illusion d’harmonie, ce qui est véritablement un leurre, pourtant je pense que Marguerite Duras pensait à la musique lorsqu’elle parlait d’Unité et d’Harmonie, à la musique des mots, des phrases, du titre, du paragraphe et du chapitre, et à la musique du sens, tout cela devant entrer en unité et en harmonie défiant le temps et ses outrages et en même temps y plongeant son rythme et sa mélodie, sa musique, la musique très spéciale de ce que l’on appelle un livre. Je pense aussi que certains films sont des livres, en particulier un, Apocalypse Now. Dont l’écheveau n’a pas fini de se défaire quoi (ah je suis arrivé à la page suivante) qu’en disent ses détracteurs. J’arrête donc là sur Unité et Harmonie.