Anne Kawala, Le déficit indispensable (screwball), Al dante [à commander à l’éditeur ; en librairie à partir du 14 avril], 2016, 146 pages, 17 €, 978-2-84761-748-12.
Renouant avec les explorations graphiques de son premier livre F.aire L.a Feuille, Anne Kawala multiplie les formes d’expérimentation dans ce récit d’aventures. A la jonction de Nanouk l’Esquimau (Flaherty, 1922) et du personnage de Robinson, dans une transposition contemporaine (aux nouvelles technologies), un récit protéiforme soutenu remarquablement par le document, l’image et une multitude de procédés inventifs et formels.
Si Le déficit indispensable s’apparente à un récit d’aventures, de survie, dont la narration, dans son déroulement, fonctionne formidablement, et conduit le lecteur à l’adhésion, la singularité affecte l’ensemble des éléments du récit : lieux (de climats contraires, extérieurs le plus souvent), personnages, identités (parenté notamment). Une topologie est rendue en pointillés avec quelques indices géographiques, les lieux (Arctique-banquise / Nicaragua- plages ensoleillées / Chine, en projet de route) dessinant une carte singulière et personnelle du monde (« la ligne droite du Groenland au centre de la Chine »).
Quatre personnages structurent le récit : la chasseuse-cueilleuse, un bébé, un enfant et une chienne. Les liens de parenté ne sont pas explicités. Un détachement est opéré dans la construction des personnages, une mise à distance rendue par un flottement énigmatique des identités et des liens qui participe à cette singularité du récit (« on l’a regardée. on t’a regardé. vous ne vous ressemblez pas » ou encore « elle avec qui je suis venu »).
L’introduction des séquences narratives s’effectue après un long préambule introductif. Dans le récit, les séquences peuvent se juxtaposer, rapportées à chacun des personnages, mises en parallèle. Les éléments narratifs permettent le passage de nouvelles formes d’écriture (ainsi la chute des personnages dans le récit permettant le passage à une autre séquence formellement très différente). Inversement, ou dans une complémentarité graphique et narrative, le saut de page marque des ruptures dans la narration, les sphères narratives souvent repérables visuellement sous forme de blocs séquences sans paragraphe. Le récit procède parfois à des agencements répétitifs (ainsi renvoyant au titre « indispensable » celui autour du segment « le plus nécessaire »), également à des énumérations, listes et créations de mots.
La composition graphique remarquable renoue avec le premier livre d’Anne Kawala, F.aire L.a Feuille (ed. Le clou dans le fer, 2008), dans lequel les dispositifs inventifs mettent en place une multitude de procédés graphiques. L’agencement des mots fait dessin. Des liens étroits s’établissent entre disposition graphique et référents (ainsi l’occupation spatiale des noms d’animaux : oiseaux : milieu/haut de page et lièvre : bas de page). La composition des éléments mue d’une page à l’autre dans des jeux sur les signes graphiques (« 5hot5 », « 5tone5 ») introduisant un brouillage chiffre/lettre. Avec une grande complexité graphique, des mises en abîme sont opérées dans la composition (renvoi d’une page à l’autre de l’ensemble), des mises en indice de mots (sous la forme mathématique d’exponentiels), des textes et mots en miroirs, stylisations de lettres se transformant en schéma, dessin (ainsi la lettre « F »), agencements de mots à la limite du calligramme (vol d’oiseaux en début de texte), surlignage et soulignage, traces graphiques fabuleuses rejoignant le récit (« on the track of » ou encore être sur la trace de quelqu’un dit le texte).
La langue anglaise ouvre le texte, suivie dans l’amorce du livre par la cohabitation de trois langues (français/anglais/allemand) en alternance ou imbriquées, deux d’entre elles pouvant structurer une même phrase, la mise en italique seule mettant alors en évidence la partition linguistique. Les mots-matériaux de langues se retrouvent dans le titre bilingue auxquels s’ajoutent d’autres langues (dans les légendes de documents iconographiques notamment). La partie anglaise du titre (« screwball ») renvoie, dans sa définition, au baseball en tant que balle qui dévie de sa trajectoire. La question des langues occupe un axe central du récit, dans l’introduction de la langue des signes à laquelle se confronte un des personnages (« ils ont inventé un langage »).
Des opérations d’expérimentation s’effectuent sur la structure, la composition et l’agencement formel du texte. Aux listes par endroits (d’actions, de verbes), se répondent d’autres énumérations semblables dans l’avancement du texte, dans lesquelles les mêmes éléments repris diffèrent dans leur ordonnancement. Les créations de mots abondent pas mots collés (« nous embrasserrant », « nous liquistituons »). Un long poème succède à une photographie, puis un poème inséré en colonne occupe la photographie.
De nombreux documents s’introduisent dans le récit. Leur place devient centrale dans une seconde section intitulée « Notebook ». Ils s’immiscent également, dans une moindre proportion, dans la section principale du récit. Des correspondances étroites s’établissent également entre texte/image (une photographie de billets / texte évoquant un billet de 20 yuans). Les référents documentaires occupent un rôle déterminant en amont et dans la composition même du texte, dans l’agencement formel et la structure du récit. Différents types de documents sont agencés : documents iconographiques (photographies notamment), extrait du Banquet de Platon, documents sur la question des genres, cartes géographiques, etc.
Le document iconographique occupe un statut particulier, sa fonction lui permettant de tenir lieu de passage d’une séquence à l’autre et au sein de la narration, de l’interroger, de la poursuivre ou de la susciter encore autrement.
Du récit vers le poème via l’image photographique et le document, les formes se multiplient éprouvant les liens narratifs et graphiques au sein d’un remarquable récit d’aventures expérimental.