Annie Ernaux, L’Autre Fille, NiL éditions, mars 2011, 80 pages, 7 euros, ISBN : 978-2-84111-539-6.
"La réalité fulgure : je suis venue au monde parce que tu es morte et je t’ai remplacée" (p. 61).
Chaque autosociobiographie d’Annie Ernaux – ou presque – rayonne à partir d’une réalité/vérité fulgurante : la mort et le destin social du père (La Place) ou de la mère (Une femme), une "passion simple", la découverte de la honte sociale suite à la folle tentative d’assassinat de la mère par le père (La Honte), l’avortement (L’Evénement), la jalousie comme "occupation" de soi par l’Autre (L’Occupation), le sexe contre le cancer (L’Usage de la photo)… Tout commence, cette fois, un dimanche estival de 1950 : à dix ans, la petite Annie Duchesne apprend comme par effraction qu’elle est ce que la psychanalyse nomme une enfant de remplacement, c’est-à-dire, dans le patois normand, une ravisée – "nom qu’on donne à une espèce particulière d’enfants nés d’un vieux désir, d’un changement d’avis des parents qui n’en voulaient pas ou plus" (La Femme gelée, Gallimard, 1981 ; rééd. "Folio", 1987, p. 13). La révélation est vécue comme un tremblement de terre : "J’avais vécu dans l’illusion. Je n’étais pas unique. Il y en avait une autre surgie du néant. Tout l’amour que je croyais recevoir était donc faux" (L’Autre Fille, 22). Le sentiment d’élection laisse place à la déréliction.
La Sainte et la Sauvée…
"Rien de ce qui se passe dans l’enfance n’a de nom" (L’Autre Fille, p. 22).
Cette réalité fulgurait déjà dans "Je ne suis pas sortie de ma nuit" (1997) : "Je suis née parce que ma sœur est morte, je l’ai remplacée. Je n’ai donc pas de moi" (Folio, 1999, p. 44). Comment trouver sa place quand on doit son existence à la mort d’une sœur emportée par la diphtérie à l’âge de sept ans (1931-1938) ? Quand on n’existe que par rapport à l’autre, quand le moi est hanté par l’Autre : « Je retrouve ceci, écrit dans mon journal en août 1992 : "Enfant – est-ce l’origine de l’écriture ? – je croyais toujours être le double d’une autre vivant dans un autre endroit. Que je ne vivais pas non plus pour de vrai, que cette vie était "l’écriture", la fiction d’une autre. Ceci est à creuser, cette absence d’être ou cet être fictif" » (L’Autre Fille, p. 45-46)… Qui plus est quand l’Autre est l’élue de la Mère : "elle était plus gentille que celle-là"… La "petite sainte" contraste avec celle qui a "le diable au corps" (L’Autre Fille, p. 16 et 19)… Comment ne pas se croire "éternellement l’enfant abandonnée" (cf. Se perdre, Folio, 2002, p. 265), ne pas avoir le sentiment d’être "interchangeable dans une série" (L’Occupation, Gallimard, 2002, p. 49) – série des femmes mères, des femmes avortées, des femmes mûres ?
Ce qui est certain, c’est qu’elle appartient à la "série" des enfants de remplacement qui ont trouvé dans la création un moyen de sublimation, une façon de se différencier de l’Autre, la seule issue possible en fait : Chateaubriand, Stendhal, Beethoven, Van Gogh, Dali… L’enfant de remplacement éprouve un sentiment de culpabilité diffus vis-à-vis d’un défunt par rapport auquel il est défini par les parents, qui valorisent un objet d’amour perdu dont ils n’ont pas fait le deuil : « le récit qu’elle fait de la mort de ma sœur me terrifie : j’ai l’impression que c’est en mourant à mon tour qu’elle m’aimera, puisqu’elle dit, ce jour-là, en parlant de moi, "elle est bien moins gentille que l’autre" (ma sœur) » ("Je ne suis pas sortie de ma nuit", p. 81). Se rejoue ici le jeu entre Eros et Thanatos : pour que la petite Annie soit objet d’amour maternel, il lui faut rejoindre la morte. Cet imaginaire thanatographique lié à l’imago maternelle se retrouve dans un récit de rêve où l’"enfant flottant" ne renvoie probablement à personne d’autre qu’à l’Absente de la famille, via le fœtus avorté : " […] dans la transparence de l’eau, on aperçoit un enfant flottant. Cette femme répète toujours que ce n’est pas sa faute. J’ai bien peur que cette femme ne représente ma mère (j’avais l’impression qu’elle me laisserait mourir) et moi-même (peur que mes enfants meurent, mon avortement)" (Se perdre, p. 343). L’absence d’existence autonome et la tendance dépressive (cf. Se perdre, 220) sont les manifestations de l’« effet "fantôme" » qu’ont théorisé Maria Torok et Nicolas Abraham ("Notes sur le fantôme", Etudes freudiennes, n° 9-10, 1975 ; L’Ecorce et le Noyau, Flammarion, 1987) : le poids du secret – qualifié, dans Une femme, de "silence de la neurasthénie" (Folio, 1988, p. 43) – qui pèse sur des parents incapables d’introjecter l’objet de la perte affecte également l’enfant de remplacement (cf. aussi Maurice Porot, L’Enfant de remplacement, éditions Frison-Roche, 1993), qui partage la même identification endocryptique à la défunte. À cet égard, s’avère on ne peut plus révélateur un autre rêve rapporté dans Se perdre : "une petite fille en maillot de bain a disparu (et est retrouvée ensuite, morte ?). Il y a reconstitution avec la petite fille, vivante, qui part se promener" (363). Plus explicite encore, cette vision qui a traversé l’esprit de l’enfant le jour de la révélation, restituée à la page 32 de L’Autre Fille : "JE TE VOIS COUCHÉE À MA PLACE ET C’EST MOI QUI MEURS."
Toujours l’entre-deux…
Et l’auteure, avec un art autosociobiographique maîtrisé (photos et descriptions de photos, kaléidoscope mémoriel, parenthèses réflexives, ellipses…), de mener l’enquête, de s’interroger sur ce fantôme, cette figure du Double, cette forme vacante, cette "création de la psychanalyse" ou peut-être encore cette "fiction de la religion chrétienne" qui pourrait bien être l’agent catalyseur de l’écriture – non sans mettre en garde contre l’effet pervers de toute démarche herméneutique par trop systématique : le repli sur la vérité reconstruite, le causalisme (l’auteur-est-devenu-écrivain-pour-telle-raison)… S’efforçant de s’identifier à l’enfant qu’elle a été, elle retrouve la pensée magique qui confère à la "petite sainte" un pouvoir vicariant : il fallait que sa sœur mourût pour qu‘elle naisse et réchappe à un tétanos mortel…
Écrire, dans une lettre singulièrement adressée à "l’enfant du ciel, la petite fille invisible dont on ne parlait jamais, l’absente de toutes les conversations" (12) – lettre qui décline les trois personnes : je-tu-elle/il – contre ça, un ukase de la Mère qui équivaut à la condamnation ayant frappé le Genet de Sartre : "je me demande si elle ne m’a pas donné le droit, ou même l’injonction, de ne pas l’être, gentille" (22). Mais le génie étant "l’issue qu’on invente dans les cas désespérés" (Sartre, Saint Genet, comédien et martyr, Gallimard, 1952, p. 645), Annie va très vite s’affirmer contre l’évanescente Ginette : "Toi ou moi. Pour être, il a fallu que je te nie" (71), et jouer au "Qui perd gagne" : bien qu’elle soit née après une autre idéalisée, elle bénéficie des "avantages d’enfant unique, d’enfant après la mort d’un autre, objet d’une sollicitude inquiète, choyée" (59) ; le silence de ses parents lui évite "le poids de la vénération qui entourait certains enfants décédés de la famille" (48)… Elle décide même de devenir autre : "Je ne suis pas gentille comme elle, je suis exclue. Donc je ne serai pas dans l’amour, mais dans la solitude et l’intelligence" (71-72)… L’Autre, c’est-à-dire la déclassée par le haut, celle qui va quitter son milieu pour être agrégée de Lettres et écrivain : "L’autre fille, c’est moi, celle qui s’est enfuie loin d’eux, ailleurs" (p. 77). Cette autre fille va lui subtiliser la parole, à elle, "elle la détentrice du récit, la profératrice du jugement, avec qui le combat n’a jamais cessé, sauf à la fin" (40)… Écrire, ce sera pour Annie Ernaux écrire contre une Mère pleine de vie mais pourtant liée à l’angoisse de mort, faire payer à celle qu’elle admire sa préférence maternelle, et nous livrer "l’autre histoire", la sienne, celle d’une enfance maladive…
Une fois encore, Annie Ernaux nous plonge dans les abîmes de l’entre-deux : Eros/Thanatos, sainte/diable, morte/sauvée, plaisir/douleur, bonheur/souffrance, amour/ressentiment, Moi/Autre, hasard/nécessité, écriture comme dette/écriture comme solde de tout compte… pour notre plus grand vertige !