Aurélie Pétrel et Philippe Adam, Les Légumes verts, Le Bleu du ciel éditions, automne 2010, 80 pages non numérotées, 20 €, ISBN : 978-2-915232-67-7.
Figure du manque, le titre renvoie à un monde dans lequel, la diversité n’étant plus que visuelle et virtuelle, les "légumes verts" deviennent l’emblème du reste humaniste… C’est dire que ce dispositif répétitif critique établit l’inventaire de notre société depuis l’univers post-humain.
Mâcher fatigue. Digérer rend morose et donne des palpitations cardiaques. Nous sommeslourds. Nous voulons changer, faire machine arrière pour retrouver l’étincelle. Des légumes verts. Nous en avons besoin. Des légumes verts. C’est exactement ce qu’il nous faut.
On en mangerait. Là où les restaurants français affichent leurs menus, les restaurants japonais mettent en vitrine des reproductions en plastique des plats qu’ils proposent. Ces reproductions (mihon) sont souvent d’une telle fidélité qu’on les croirait mangeables. Aurélie Pétrel a donc choisi de vous les servir, en photographie, et Philippe Adam s’est permis de les accommoder, à sa sauce.
Chronique
Comme toujours dans les récits d’anticipation, fussent-ils teintés d’humour – plus ou moins grinçant, comme ici –, le point de départ se situe bel et bien hic et nunc : notre surconsommation laisse entrevoir la pénurie ; notre peur phobique de tout corps étranger, de toute contamination, de toute invasion virale, nous prédispose au rejet de la nourriture comme des échanges sociaux liés aux repas ; la scopocratie, si l’on ose ce néologisme, s’opère au détriment, non seulement des qualités gustatives, mais encore et surtout de la qualité sanitaire (ce qui attire le regard peut s’avérer et insipide et cancérigène) ; l’abstraction et la médiatisation de notre relation au monde rend d’ores et déjà envisageable une certaine Nausée alimentaire…
Ainsi l’écrivain Philippe Adam et l’artiste plasticienne Aurélie Pétrel nous plongent-ils – au futur antérieur – dans le monde post-alimentaire, régi par une économie de la rareté. Finis les "camions frigorifiques chargés de porcs tronçonnés, avions aux soutes remplies de mangues, bœufs coupés en deux portés à dos d’hommes, routiers remontant d’Espagne leurs kilos d’oranges, chalutiers tôt partis"… Désormais, les cales sont vides, les routiers "endormis sur les aires d’autoroute", les transports ferroviaires ne transportent "plus rien", les camions frigorifiques sont "parfaitement nettoyés", les "cuisines et arrière-cuisines sans secrets", les avions "délestés de leurs soutes", les paniers de la ménagère "laissés à l’abandon"… La brutalité du constat est aussi glaçante que la perfection des photographies : "Et nous ne mangerons plus." Dans cet univers où triomphe l’artefact, le nevermore s’accompagne du rejet d’un passé qui ne passe plus : "Nous vomirons le passé pour lui rendre la monnaie de sa pièce. Nous n’aurons aucune gratitude envers ceux qui auront vu grandir, les petits pots, les tubes de yaourt liquide, le lait concentré, les beignets huileux, nous les mettrons à la poubelle"… Dans cet envers de La Grande Bouffe, les énumérations traduisent le manque, le plasticage de vies qui ignorent la sociabilité consubstantielle à la bonne chère ; la compulsion de répétition souligne la destruction de l’humain.
Des légumes verts, donc, "si c’est tout ce qui reste". Un reste d’humanité. Pour le reste, la vision se fait apocalyptique : "Nous n’aurons bientôt plus que la peau sur les os, et bientôt nous n’aurons même plus de peau, elle aussi disparaîtra, elle nous restera dans les mains"… "Nous sommes la honte de la galaxie. / Nous sommes la lamentation des galaxies voisines. / Quel désastre, ici bas"…