Jacques Brou, Babil, éditions Tituli, mars 2017, 152 pages, 16 €, ISBN : 978-2-37365-065-5. [Écouter]
Il faut un peu de temps pour s’acclimater à l’écriture de Jacques Brou, quand on ne la connaît pas (ce qui est mon cas). Ce n’est que rendu au milieu de son dernier livre en date, Babil, qu’on « comprend » ses « tics » d’écriture (simplification de l’écriture (« Moins le homme en fait, + a du espace, + se agite, + étouffe ») ; omission de nombreux articles (« Si ne y a désir, homme ne peut même respirer. Désire chaque bouffée d’air. Majorité étouffe ») ; refus de la plupart des apostrophes : « c’est » devient « ce est », « l’apaise » mute en « le apaise », « lui-même » en « il-même », etc.) : sa langue très particulière (qui fait un peu penser à celle de Pierre Guyotat) est née de son besoin de se défaire de la langue de la mère qui est aussi celle du pouvoir et de la nation. Page 68, on lit : « Homme tète discours au sein de mère. Mère le abreuve de phrases. Homme ne vit que empêtré dans parole de mère puis dans celle de nation. Faut à homme toute une vie pour se défaire de langue de mère. » On comprend, un peu plus loin, page 70, qu’il s’agit de « tomber hors d’emprise de mère-matrie » pour que « phrases montent en il & que pensées passent ». Être comme un étranger dans sa propre langue. Inventer une langue « mineure ». En cela, Babil est un livre hautement politique (et deleuzien) : Jacques Brou refuse tout autant le babil maternel que le sabir technocratique du pouvoir ; il établit des lignes de fuite, en se mettant « à la écoute » de son corps ; et son corps pense comme « ça » : « Ruines sur lesquelles urine furtivement : voilà à peu près désormais état humain. »
On a touché à la syntaxe ! Oui, mais c’est pour essayer de mieux rythmer la phrase (Guyotat ne disait-il pas : « la poésie, c’est le rythme » ?) : « Pensée […] ne se embarrasse pas de méthode, ne se préoccupe que de rythme. Pensée ne se soucie que de rythmer son flux. ». Rater encore : « Êtres naissent & meurent comme peuvent, le + souvent dans débâcle. » Rater mieux : « Premier arrivé nulle part a gagné ! »
Babil est tout entier un livre du refus : refus de la belle langue, de la norme, de l’homme unidimensionnel et étriqué (« Homme écrasé. À peine individu »), de la communauté (« Communauté affreuse en vérité, comme sont à peu près toutes communautés & appartenances »), de l’école (cet espace pour « garer enfants », ce « dernier sas avant le enfermement dans monde »), de la patrie dite ici « nation » : « moyenne de monde ». Brou would prefer not to…
Un livre sur le souffle (« Ne respire pas qui veut. […] Ne parvient à respirer que à terme de apprentissage exigeant. Faut, de toute urgence, ouvrir écoles de respiration. » Sur la marche : « Rien de autre à faire pour home que de marcher & rêver vie. » En marchant, l’homme apprend à penser (autre pensée commune avec Guyotat) : « Homme qui marche peut loger dans homme qui pense. » En marchant, il fait circuler sang, air et idées – c’est un « mouvement de houle dans corps », un « phénomène ondulatoire dans cerveau ». Tout sauf l’homme-automobile : « vie » ne peut « consister qu’à marcher » : « Vies + entravées, + barricadées, se dénouent en marche. »
Un livre qui dit que la « nation », c’est-à-dire la France, ne va pas bien : « Nation produit encore. Produit icelle souffrance. En produit telles quantités que doit en exporter ¾. Alors que désormais ne exporte presque plus rien. […] Presque tout ce qui sort de nation ne sort que piteux, que pantois, que reconduit à frontière. » Avait-on déjà résumé, en si peu de mots, tous les problèmes de la France : son manque d’audace, de créativité, de confiance en soi ? Français ! encore un effort si vous voulez apprendre à marcher/penser…
Je n’ai pas encore dit que, comme tout bon livre, Babil est aussi une « prophétie » ; comme les paroles des prophètes, il a probablement été écrit dans une grande tension nerveuse : « Temps a été privatisé. Grands groupes se le sont partagé. […] Ce est finalement à complète colonisation du être que homme a affaire. » Hommes ! marchez ! « Fuyez vies nouées ! » N’attendez par, pour lire Babil, « que le autre temps », « + favorable à vie que premier », « vienne ».