À l’occasion de la parution du livre de Gilles Sebhan, Tony Duvert – L’Enfant silencieux (Denoël, 2010), Bernard Desportes a tenu à rendre hommage à un écrivain majeur mort en 2008 dans une quasi-indifférence à l’âge de 63 ans.
pour Tuan
S’en allait satisfaite et très fière, sans voir,
Dans les yeux bleus et sous le front plein d’éminences,
L’âme de son enfant livré aux répugnances.
Arthur Rimbaud, Les poètes de sept ans.
Après presque trente ans d’absence, de silence, de fuite, de retrait, d’enfermement, d’enfouissement au fin fond d’un pays qui l’aura rejeté au point de ne même plus oser prononcer son nom, dans le village insoupçonnable de Thoré-la-Rochette, "au milieu de la campagne" comme "une île dans la mer, un îlot que surplombe le promeneur quand il atteint l’église et ses escaliers de pierre mangés d’herbes", Tony Duvert est retrouvé mort le 20 août 2008, son corps en décomposition depuis plus d’un mois. Cette société abjecte, qui trente-quatre ans plus tôt, après l’avoir lui aussi rayé du monde, avait jeté le corps de Pierre Herbart dans une fosse commune, tenait enfin sa vengeance contre celui qu’elle avait depuis longtemps déjà interdit de séjour.
Seul contre l’écriture, l’horrible travail, seul contre la bonne pensée veule et soumise et rempante et toujours récompensée, solitaire contre ce monde étouffant cynique censeur et sans joie, Tony Duvert a rompu ses pauvres amarres de fantaisie, de folie et de vent – Ô que ma quille éclate ! Ô que j’aille à la mer !
Le silence fut total en cette belle saison sarkosienne de l’été 2008. Ceux qui l’avaient acclamé, encensé, adulé même au cours de ces annees soixante-dix, la horde des littérateurs prudemment amnésiques, tous les casés décorés pontifiants aujourd’hui bien en poste et en place et qui jouèrent l’espace de quelques printemps les apprentis Rimbaud du temps où c’était à la mode – ceux-là bien sûr se sont tus, pas même un de ces hommages hypocrites dont ils ont la science infuse et pour ainsi dire atavique : la seule évocation de Tony Duvert, même mort, demeure bien trop risquée et dangereuse, bien trop compromettante.
Il faut donc saluer le beau livre de Gilles Sebhan (Tony Duvert – L’Enfant silencieux, Denoël, 2010), notamment pour être – contre l’air du temps, contre le consensus inquisitorial, délateur et ravageur de la chasse à la sexualité des mineurs – le premier à avoir enfin rendu hommage à ce grand écrivain qu’est Tony Duvert, l’un des plus grands dans la langue française au cours de ces quatre dernières décennies, mais dont le nom a été remarquablement rayé des tablettes appliquées et laborieuses de ces universitaires qui tentent comme ils peuvent de se faire un nom à partir de noms déjà connus par tous et consacrés par les ventes. Bien plus qu’un simple hommage d’ailleurs, le livre de Gilles Sebhan est d’abord le texte libre et noble d’un homme qui ne masque ni son affection pour l’homme que fut Tony Duvert ni son admiration pour l’écrivain de Récidive ou du Journal d’un innocent.
Dans son livre Tony Duvert – L’enfant silencieux, Sebhan nous fait découvrir l’enfance, l’adolescence et les debuts littéraires de Duvert : la publication à tirage limité, non exposée en librairie et vendue par souscription de Récidive en 1967, l’interdiction pure et simple d’Interdit de séjour en 69, puis enfin, grâce notamment à l’appui décisif de Roland Barthes, le prix Médicis en 73 pour Paysage de fantaisie. Il faut bien se rendre compte à quel point un tel prix littéraire pour un tel livre – aussi nouveau, aussi scandaleux, aussi fort, aussi "bon" en un mot – est aujourd’hui inimaginable et montre l’ampleur de la régression intellectuelle, littéraire et liberticide qui est la nôtre depuis les années 80… tout cela au nom du commerce bien sûr mais aussi au nom de la morale.
Tony Duvert – L’enfant silencieux est donc un portrait de celui qui en une douzaine d’années à peine (de 1967 à 1979 pour ses principaux livres) a su tout à la fois, dans une oeuvre fulgurante, dénoncer une société inhumaine enfouie dans l’hypocrisie et le mensonge, et ouvrir un monde neuf à travers une langue de toute beauté à la singularité exemplaire. Pour autant ce livre suffira-t-il à remettre en lecture l’oeuvre exigente de Tony Duvert ? J’en doute. L’intelligence n’est pas le fort de la période actuelle.
Chant de violence, de solitude et de liberté, l’œuvre de celui qui fut le premier directeur de la revue Minuit est tout entière, à travers ses romans, récit, essais ou textes brefs, une démythification de l’enfance. Dans l’abîme et la boue, dans la gaieté, la fantaisie et l’absence totale de culpabilité, dans le désir, le plaisir, la souffrance, la cruauté, Tony Duvert, en une langue magnifiquement inventive et totalement neuve aux rythmes et aux sonorités encore inconnus, développe par-delà sa haine et son horreur de l’âge adulte une vision lucide et impitoyable des folies cachées de l’enfance où se mêlent animalité innocente et avide et nostalgie blessée d’une pureté perdue dans la recherche effrénée et sans tabou d’une jouissance où s’engage et se joue la dualité fascinante de l’amour et de la mort.
Les éclairs craquent je les devine sous le plastique noir l’orage ne s’arrêtera pas ici il ira sur la mer les paquebots les cargos les chalutiers les remorqueurs les voiliers je les connais il y aura une tempête les passagers s’abritent dans leur cabine on se tient à des rampes on est courageux on dit c’est un grain ayez pas peur et on rit de ne pas vomir
c’est à cause des voiles que je suis venu parce que sur les rivières les autres garçons promènent des bateaux j’en ai fait un aussi avec une planche rouge et un bâton et des ficelles le courant l’a emmené je le retrouverai peut-être on voyage tous les deux et la rivière l’a poussé jusqu’à l’océan il est très loin maintenant ailleurs au grand soleil très loin au large vers les îles (Tony Duvert, Paysage de fantaisie, Minuit, 1973).
Jalons biobibliographiques
Tony Duvert est né le 2 juillet 1945 à Villeneuve-le Roi, il est mort au cours de l’été 2008 (probablement en juillet, son corps sans vie est découvert le 20 août), chez lui, à Thoré-la-Rochette dans le Loir-et-Cher.
1967 – Récidive (roman), Editions de Minuit.
1969 – Portrait d’homme couteau (roman), Editions de Minuit.
Interdit de séjour (roman), Editions de Minuit [l’ouvrage est frappé d’interdit].
1970 – Le Voyageur (roman), Editions de Minuit.
1972 – Jérôme Lindon fonde la revue Minuit, il en confie la direction à Tony Duvert qui inaugure le premier numéro avec un article intitulé : "La lecture introuvable". Dans la revue qu’il dirige Tony Duvert publiera notamment : Beckett, Robbe-Grillet, Pinget, Bourdieu…
1973 – Paysage de fantaisie (roman), Editions de Minuit [prix Médicis].
1974 – Le Bon sexe illustré (essai), Editions de Minuit.
1976 – Journal d’un innocent (récit), Editions de Minuit.
1978 – Quand mourut Jonathan (rman), Editions de Minuit.
District (texte bref), Editions Fata Morgana.
Les Petits métiers (texte bref), Editions Fata Morgana.
1979 – L’ïle atlantique (roman), Editions de Minuit.
1980 – L’Enfant au masculin (essai), Editions de Minuit.
1982 – Un anneau déargent à l’oreille (roman), Editions de Minuit.
1989 – Abécédaire malveillant, Editions de Minuit.