[Chronique] Catherine Henri, Libres cours

[Chronique] Catherine Henri, Libres cours

janvier 8, 2011
in Category: chroniques, UNE
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Catherine Henri, Libres cours. La langue, l’exil, P.O.L, décembre 2010, 160 pages, 14 €, ISBN : 978-2-8180-0650-4.

Après La Centrale d’Elisabeth Filhol (sur la face cachée du nucléaire), Délaissé de Fred Léal et Le Candidat de Frédéric Valabrègue (sur les tribulations d’un médecin et d’un candidat à l’immigration), les éditions P.O.L proposent un autre livre qui rend compte des temps hypermodernes : non pas un brûlot ou un traité de plus sur l’École, mais un essai qui suit librement son cours d’évocations en notations et argumentations subtiles. Les jalons de son itinéraire : le bruissement de la langue – pour reprendre la formule de Roland Barthes, l’une des figures du panthéon de Catherine Henri – et l’exil – celui de l’École dans une société régie par la "barbarie consommatrice" (Philippe Meyrieu, Le Monde, 23 mars 2007), des établissements de banlieue dans l’univers scolaire et culturel, du professeur dans sa classe, des poètes comme des adolescents venus d’ailleurs…

Présentation éditoriale

Ce troisième livre de Catherine Henri fait naturellement suite aux deux précédents. Il y est comme dans De Marivaux et du loft et comme dans Un professeur sentimental question de l’enseignement, de la transmission et de la place de la culture dans notre société telle qu’elle est, telle qu’elle évolue. Mais, outre d’extraordinaires analyses de textes, le thème principal de Libres cours est comme son sous-titre l’indique l’articulation qui y est décrite et analysée entre langue et exil. Côté analyse de textes, c’est un régal de finesse et d’intelligence didactique pour montrer toutes les implications actuelles comme intemporelles d’un conte de Perrault, ou de La Princesse de Clèves à propos de la polémique déclenchée par Nicolas Sarkozy. Côté société, c’est le meurtre d’un élève, et ce qui s’ensuit dans son lycée, l’onde de choc, les répliques…
Côté langue et exil, c’est la description du sort fait aux expulsables, la mobilisation des autres élèves et des professeurs mais aussi la volonté d’apprendre, et de s’intégrer, et de quelle manière la langue joue un rôle considérable dans ce processus.

Libre cours est un livre engagé. Il l’est avec subtilité, nuance, et fermeté tout à la fois. D’autant plus convaincant, d’autant plus efficace.

[Chronique] Essais critiques

Qu’est devenue l’Ecole dans un monde chaotique ? Que peut l’Ecole contre un monde en crise ? Qu’est devenu le métier de professeur ?… "métier" ?… non, plutôt "un état d’éveil et d’incertitude à la fois" (p. 9). Une pratique proche de l’"essai", au sens où l’entend Roland Barthes : "une pratique ou une forme très plastique, non systématique, admettant la surprise, le provisoire, le détour, l’inachevable" (40). Et qu’essaie de faire "la prof de français" – "matière" qui oscille entre "digne" et "dingue" (cf. p. 106) ? Seule en scène, avec sa sensibilité, son savoir et ses "gimmicks", elle ne s’évertue pas à faire le programme avant tout, le programme et rien que le programme – garde-fou des esprits académiques –, "contre l’insulte, l’indifférence, l’obsession de la jouissance immédiate des objets" (153), elle tente d’ouvrir "le champ inattendu des possibles", de (re)tendre les fils qui rattachent ses élèves à l’histoire (linguistique, et plus généralement socioculturelle), au langage, à l’autre…

"Passeur" plutôt que "professeur", à son niveau elle s’efforce de mener à bien l’indispensable travail de réactualisation des œuvres qu’a analysé Pierre Bourdieu dans un article peu connu : contre « la neutralisation et la déréalisation par déshistoricisation que la canonisation entraîne à travers la répétition routinière et programmée (dans la lecture scolaire ou, pire, de l’explication de textes) du "miracle créateur" », la lecture anti-académique vise à produire un "effet de débanalisation" en traduisant dans le champ actuel telle ou telle phrase ou séquence clé d’une œuvre passée ("Extra-ordinaire Baudelaire", dans J. Delabroy et Y. Charnet dir., Baudelaire : nouveaux chantiers, Presses Universitaires du Septentrion, Lille III, 1995, p. 282-284). C’est ainsi que la première phrase de La Princesse de Clèves devient : "On n’a jamais autant jeté l’argent par les fenêtres et on n’a jamais autant couché à droite et à gauche, et cela sans se cacher – on pourrait presque ajouter sous la lumière des projecteurs –, que dans les dernières années…" (84). De la Cour du roi Henri II (Louis XIV), nous sommes transportés dans la sphère du bling-bling. Rien d’étonnant alors que celui qui, dans sa déclaration sur le caractère incongru de La Princesse de Clèves au programme du concours d’attaché d’administration (sur cette affaire, cf. l’article de F. Raviez), affiche un triple mépris (de classe, de la culture littéraire et des femmes), ne puisse faire autre chose que s’emporter : "avoir plus" ou "savoir plus", telle est la question… (En passant, elle voit dans la fameuse Rolex un "mythe", au sens barthésien : une "idéologie qui nous est donnée en spectacle" (87). Par ailleurs, elle peut encore, transposer un long poème de Cendrars, "La Prose du Transsibérien", "dans la double étrangeté de Paris" (37).

C’est dire l’inventivité comme la portée critique de sa pratique. Si, des expériences pédagogiques comme des micro-récits sur des "figures qui ne font que passer", ressort une impression d’humanité, la conviction réconfortante que tout est encore possible, l’auteure n’en est pas moins consciente des limites de son art comme de l’institution dans laquelle elle évolue : le malentendu entre professeur et élèves provient du décalage entre, d’une part, savoir et langue normative, et d’autre part, affects et "précarité linguistique" – qui serait peut-être "l’impossible articulation à l’autre dans le langage" (64). Examinant la spécificité de cette « langue presque étrangère, qu’on dit "langue des banlieues", mais qui circule partout, relayée par les médias, la chanson, le cinéma » (57), elle la met en relation avec le refus juvénil de toute frustration et l’appréhende par le biais de trois facteurs contextuels : le règne des flux machiniques de communication, le reflux de la parole dans le milieu familial, la diminution des échanges réels.

La posture de Catherine Henri est proche de celle de l’"honnête homme" au siècle de La Princesse de Clèves : non pas experte, mais altruiste lettrée. À la fois témoin et analyste engagée, médiatrice entre espace savant et espace social, elle correspond sans aucun doute à ce que Pierre Rimbert appelle de ses vœux dans son dernier article intitulé "La pensée critique prisonnière de l’enclos universitaire" (Le Monde diplomatique, n° 682, janvier 2011, p. 26-27).

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Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

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4 comments

  1. B. Fern

    Livre qui semble intéressant, en effet. A propos du refus de toute frustration, s’il n’était que juvénile – ainsi, en 2009, l’Elysée a dépensé l’équivalent de 18 ans de Smic en bouquets et autres compositions florales, soit 297 252 €…

  2. Fabrice Thumerel (author)

    Oui, Bruno, le pulsionnel en lieu et place du moral… La droite moralisatrice ne peut se relever de cet état de fait : dès lors qu’elle a composé avec l’anomie capitaliste, elle s’est néantisée…

  3. S. Martin

    Merci pour cette note: je vais lire ce livre. Toutefois, j’ai peur qu’il (ou que sa lecture) colle par trop à « l’actualité » c’est-à-dire à ce qu’on veut qu’on voie et entende… La Princesse de C. commence à voiler tout ce qu’on ne veut pas voir: les instrumentalismes qui empêchent la relation des voix (des oeuvres et des voix qui les continuent). Je vais lire ce livre.
    En attendant, Fabrice, une petite réclame pour ce numéro de revues sur l’enseignement de la poésie: avec ce lien, on peut lire le sommaire:
    http://www.armand-colin.com/revues_num_info.php?idr=16

  4. Fabrice Thumerel (author)

    Merci de ton intérêt, Serge.
    Ce n’est pas un ouvrage théorique, évidemment, mais un essai qui s’interroge sur la façon d’enseigner dans le monde actuel, et en particulier en zone défavorisée – sans concession ni facilité, en reliant l' »actuel » à l’histoire… C. Henri ne s’enferme pas dans le témoignage : on note quelques micro-récits qui attirent l’attention, quelques belles lectures / réactualisations, de nouvelles mythologies barthésiennes… C’est sans prétention, et dans le genre plutôt réussi…
    Le lien ne fonctionnant pas, je suppose que tu renvoies à l’un des derniers numéros du FRANçAIS AUJOURD’HUI ?

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