[Chronique] Chloé Delaume ou l'alteregographie

[Chronique] Chloé Delaume ou l’alteregographie

juin 25, 2007
in Category: chroniques, UNE
2 5204 5

L’Espace Delaume chloe delaume par adrian smith En une dizaine d’années, avec pour rampe de lancement la revue EvidenZ, qu’elle a fondée en 1999 avec Adrian Smith et Mehdi Belhaj Kacem (son mari jusqu’en 2002), à 34 ans et treize livres publiés, Chloé Delaume s’est déjà fait une position, notamment après le succès du Cri du sablier (Farrago/Léo Scheer), qui a obtenu le prix Décembre 2001. Elle s’est donc fait un nom par une activité littéraire qu’elle a choisi de placer sous les meilleurs auspices : Nathalie Dalain a en effet emprunté son prénom à l’héroïne de L’Écume des jours et son patronyme à L’Arve et l’Aume d’Antonin Artaud – sans doute pour se recréer par et dans l’écriture après le drame familial : à dix ans, elle assiste à la terrible mort de ses parents, le père tuant la mère avant de se suicider. Et dans l’état actuel du champ, toute place est corrélative d’un espace médiatique – plus ou moins important, plus ou moins visible. De ce point de vue, Chloé Delaume fait partie des privilégiés : reconnue par la critique journalistique, collaborant avec diverses maisons d’édition et avec France Culture (pièces radiophoniques), elle gère en outre le blog de l’émission Arrêt sur image (France 5, Daniel Schneidermann) et son propre site, très prisé, www.chloedelaume.net. Faut-il pour autant, comme le font certains, la rejeter d’emblée dans le pôle commercial ? Ce qui est certain, c’est que, dès son premier succès, celle qui avoue ne pas être incommodée par le dévoilement partiel de son intimité se révèle sans concession pour les productions semi-commerciales, estimant que "la littérature n’est pas faite pour être divertissante" et que l’autofiction à la mode ne relève pas de la littérature, mais "du quotidien version trash mis en forme de façon très cavalière sous prétexte que seul le sujet compte" : "on s’est retrouvé avec un phénomène, créé de toutes pièces par cette "troisième colonne", de livres très bien faits question marketing…D’abord, ils touchent le grand public parce que ce n’est pas difficile à lire, que c’est du "je fais-ci, je fais-ça", qu’il s’agit d’autofiction, de types qui vont dans des boîtes ou des restaurants branchés et citent parfois nommément des personnes qu’on voit à la télé ou qu’on entend à la radio. Ils touchent bien sûr leur propre milieu, et ils touchent l’intelligentsia parce qu’ils expliquent que c’est un nouveau courant littéraire et que c’est là que ça se passe aujourd’hui, avec les médias pour soutenir leurs dires" (www.zone-litteraire.com, 2001). La Passion Delaume delaume2.jpgAvec La Dernière Fille avant la guerre [voir la présentation ici], dont le titre reprend celui d’une chanson d’Indochine(cf. p. 113), le problème est directement lié au sujet : l’addiction au groupe de rock français que subit l’écrivaine et performeuse depuis l’âge de dix ans…D’où quelques effets notoires: "Je ne fonctionnais plus que par analogies […]. J’avais de soudaines pulsions, des tics incontrôlables, un besoin viscéral de citer Indochine à longueur de journée" (81). "J’écoute Indochine pratiquement tous les jours, et cela depuis vingt-trois ans. Il me faut une nuit au casque toutes les trois semaines, sinon je deviens agressive et je me mets à chanter toute seule […]" (84). "[…] nous sommes écho rituel, chouettes hulottes sous hypnose dès qu’il [Nicola Sirkis] prend le micro. Nous scandons également Indochine clap clap clap et cela ad libitum à l’aurore du rideau , puis quand viennent les rappels" (100). "[…] je n’habitais pas mon corps mais la télévision toute l’année 2005" (108). Tels sont les symptômes de celle qui, "suite à un incident biographique majeur" (94), est assignée à demeure dans un territoire particulier, qui comprend des lieux, des chansons et des concerts cultes, mais aussi des fans, parmi lesquels la Communauté de l’Est, créée en 1986 par des inconditionnels, "dissidents du fan-club, dont ils dénonçaient le manque de ferveur" (49). Puisque "la viandasse est conditionnée", toute la difficulté est de se désintoxiquer, de se déterritorialiser quand son propre territoire est un no man’s land: "comment s’amputer la mémoire, […] y compris collective" ? "Il ne s’agit pas de faire un deuil, il s’agit de se dégorger. D’une partie de soi, mais pire encore. De son propre Never Never Land" (105). La narratrice craint d’autant moins d’avouer cette Passion qu’elle emboîte le pas à de prestigieux aînés : Guyotat, par exemple, qui "avoue Balavoine", sans en être "perturbé" (91). On songe également à Annie Ernaux, qui, de Passion simple (1992) à Se perdre (2001), n’hésite pas à évoquer son côté midinette ; attaquée par une partie de la critique, elle réplique en dévoilant le présupposé de leur discours : "il est impossible – ou inadmissible – que je lise l’horoscope et me conduise comme une midinette. "Je" fait honte au lecteur" (Journal du dehors, Gallimard, 1993, p. 19). Au reste, le ton cru et le prénom Anne (le Moi ancien de Chloé) rappellent les premiers textes de l’auteure consacrée. Le motif de la honte également (cf. pp. 75, 89, 101 et 111), et ce genre de remarque, peut-être, sur la différence sexuelle : "Si les femmes éprouvent quatre fois plus souvent le besoin de diminuer de 40 % la sensation de tristesse ou de colère que les hommes, ce n’est pas parce qu’elles représentent 91,2 % des corps violés en France, que l’écart des salaires est de 37 %, ni que les instances marketing du biopouvoir les invitent à utiliser d’urgence des Tampax à la fleur tellement elles daubent les pauvres, mais à cause d’une hormone, la prolactine, qu’elles produisent davantage de que les couillidés" (74). Les pactes Delaume delaume3.jpgCela dit, le trauma qui constitue la tache aveugle de son écriture n’est pas de la même nature : la tragédie familiale – dont la date, 1983, sert de point de départ au corps du texte – n’est ici liée, comme chez l’auteure de La Honte, ni à la disparition d’une soeur aînée qu’il a fallu remplacer, ni à la tentative de meurtre du père sur la mère. Il en va de même pour sa posture autobiographique : il s’agit, non pas de rendre compte du vécu social et familial selon une éthique et une esthétique du neutre seules considérées comme authentiques, une démarche heuristique baptisée "autosociobiographie", mais, au moyen d’une écriture polyphonique et polymodale, d’un état de dépendance psychosomatique (syndrome de la groupie), d’une monomanie individuelle et collective. Pour singulière qu’elle soit, cette auto-analyse n’en a pas moins une fonction thérapeutique : après "le syndrome de déréalisation" et l’échec de la collaboration avec Nicola Sirkis en 2005, la valeur vicariante du chanteur n’a pu en effet que se déplacer dans l’écriture, avec pour mots d’ordre "dérougir mes hontes", "réconcilier les moi qui s’écharpent au-dedans", "donner un sens, une cohérence" aux "volumes de vie" (109). Plus précisément, afin de restaurer son intégrité identitaire, la jeune orpheline contracte un "pacte d’écoute" (99) avec un premier alter ego, le chanteur vedette d’Indochine, puis un contrat autofictif avec un second, interne celui-là, dont la mission est de venger sa vie par la fiction. Ce dernier cas offre un intéressant avatar de la fameuse distinction entre moi social et moi littéraire. Ainsi avons-nous affaire à une double métamorphose : Miss Aphasie devient Miss Paramount, puis Chloé Delaume. La majeure partie de La Dernière Fille avant la guerre repose sur ce dialogue conflictuel entre un "ancien moi du dedans" (13) et un écrivain qui, exproprié pour avoir failli à sa mission, réussit néanmoins à renverser les rôles pour critiquer cette nouvelle parole auctoriale. Ce dédoublement n’est pas nouveau dans l’oeuvre de Chloé Delaume, qui, persuadée qu’"aucun soliloque ne permet d’avancer, d’accoucher de soi" (entretien déjà cité), a donné au Cri du sablier la forme d’un échange entre deux voix, le Moi et son "autopsy". Et bien évidemment ne peut manquer de venir à l’esprit le dispositif mis en place par Nathalie Sarraute dans Enfance (1983). Cependant, comme dans Entre la vie et la mort (1968) et Tu ne t’aimes pas (1989), où il s’agit d’éviter le discours complaisant de ceux qui s’aiment trop, l’alter ego a ici un rôle de témoin, de juge, ou, pour reprendre les catégories de Philippe Lejeune, de contrôle plus que d’écoute et de collaboration. Phénomène remarquable ici, c’est chaque moitié du Moi qui devient tour à tour "lecteur idéal et critique" (propos de Sarraute recueilli dans Roman 20-50, n° 4, décembre 1987, p. 118). C’est ainsi que, d’une part, Anne reproche à Chloé de l’avoir trahie par ses "déjections égotiques" (19) et une "emphase des asticots" (14) qui l’a conduite à lui "ampouler la langue" (33) ; d’autre part, dans de courtes incises en petits caractères, l’écrivaine tourne en dérision, non seulement la naïveté de celle qui, dans ses chansons, tombe dans la "subversion Haribo" (60) et "mylènefarmerise parfois trop" (67), mais encore, lorsqu’elle se fait narratrice, sa tendance au trucage et au mensonge, son abus des métaphores, son pathos et son "lyrisme charcutaille" (39). Ce balancement entre je scriptural et je ancien, prénom d’emprunt et pseudonyme, qui propose au lecteur une double distanciation, est révélateur des tensions inhérentes à toute véritable écriture de soi, que l’on peut condenser en une série d’antinomies : bios / graphein, réalité / fiction, spontanéité / artifice, authenticité / facticité…Ce récit critique met par ailleurs en scène l’antithèse entre ego-littérature et roman du Je, telle que l’entend Philippe Forest dans un essai dont j’ai rendu compte le 14 février dernier pour être exact, Le Roman, le Réel et autres essais : contrairement à ce qui se passe dans une autofiction à la mode devenue tout entière "ego-littérature", il ne s’agit pas de confondre réel et vraisemblable sous le vocable de "vécu", de souscrire à l’illusionnisme naturaliste pour se (ré)conforter dans une prétendue expression de soi (solipsisme narcissique), mais de viser un "impossible réel", celui de tout type de réalisme négatif. Pour qualifier une telle entreprise, le terme le plus adéquat est assurément celui d’alteregographie. L’impact Delaume On peut parler de réalisme négatif pour La Dernière Fille avant la guerre, dans la mesure où ce roman du Je n’a de cesse que de nous perdre dans un jeu de miroirs entre voix et tonalités dissonantes, répétitions et variations, modes et modèles narratifs. Ce récit discontinu est en effet un patchwork où se mêlent double bande textuelle, paroles de chanson, définitions de dictionnaire, lettre et rapport ; registre familier et registre soutenu, hypo- et hypermodalisation, écriture métaphorique et style télégraphique ; lyrisme, pathétique, tragique ("Il était une fois une histoire, celle d’une foutue malédiction"), humour… Cet humour tient parfois du dérapage sémantique : "Indochine est un groupe apparu en 1981 lors de la nouvelle vague française. La nouvelle vague française est apparue après la nouvelle vague anglaise, en raison des courants marins qui dans la Manche peuvent atteindre six noeuds" (84). On aura remarqué ici la syllepse de sens qui nous fait passer de courants musicaux à des courants marins. Arrêtons-nous, pour terminer, sur un chapitre particulièrement détonnant (détonant !), celui intitulé "More…", qui suffirait à caractériser ce que l’on pourrait nommer l’effet Delaume – sa puissance d’impact. Avec le courrier ayant pour destinataire Chloé Delaume et pour destinateur le "Bureau de Gestion de l’incarnation" ("Ministère de l’Extérieur / Somnanbulie Cedex Rien"), suivi d’un rapport transmis par flux mental sur "le Canal 83 des synapses", nous accédons à un sommet loufoque : ce fragment multéiforme, qui pastiche et/ou parodie les discours administratif, juridique, scientifique et médiatique, nous apprend que le personnage de fiction Chloé Delaume ayant atteint le "niveau 8 sur l’échelle de dissipation" et "enfreint les articles 532, 533 et 537 du Code spectral", il est impossible d’intervenir "auprès du Tribunal de Grande Béance", tout en proposant un point de vue externe sur Anne et en raillant l’idôlatrie des fans.

, ,
Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

View my other posts

2 comments

  1. songeur

    Les « dispositifs littéraires » ici décrits sous le doux euphémisme d' »aleregographie » ne recouperaient-ils pas les symptômes d’une pathologie mentale bien connue sous le nom de « personnalité shizoïde » ? La pathologie mentale: seul avenir de la littérature ? Retournons donc biner nos jardins; le ciel en rira pour nous….

  2. Fabrice Thumerel (author)

    Pensez-vous vraiment qu’une personnalité schizoïde soit en mesure d’écrire un texte aussi construit ? Mes recherches en psychosociologie m’ont appris à me méfier d’une certaine vulgate « psy »…Ce n’est pas parce qu’il y a dédoublement narratif qu’il y a symptôme psychiatrique…

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *