L’article publié dans Télérama ("Peut-on sauver la grammaire ?", n° 3198) par Fanny Capel, chef de fil du collectif militant Sauver Les Lettres (SLL), s’avère tout à fait révélateur du débat anxieux autour de la "crise du français" qui s’est développé en cette première décennie du XXIe siècle. Publications, émissions, dossiers de magazines ou articles de presse témoignent des inquiétudes nourries dans les milieux de l’enseignement et de la culture comme de l’entreprise : les pratiques de la langue se détériorent à tel point que même dans l’enseignement supérieur sont mis en place des plans de sauvetage… En cause, non seulement la prégnance des nouvelles technologies comme des médias en général, mais également la "démission de l’Ecole" : dans le primaire, de 15H entre 1956 et 1969, l’enseignement du français a été ramené aujourd’hui à moins de dix heures ; tandis qu’il y a un quart de siècle les sixièmes bénéficiaient de six heures de français par semaine, ils n’ont plus droit actuellement qu’à quatre heures en tronc commun ; dans le même laps de temps, beaucoup déplorent le laxisme officiel dans les barèmes de correction adoptés du secondaire au supérieur ; jusqu’en 2008, l’enseignement de la grammaire dans le primaire était diluée dans "l’observation raisonnée de la langue"…
Dans une société de communication où la domination politique, économique et marchande s’exerce en grande partie dans et par la langue, il est fondamental de lutter contre toute entreprise de décervelage. Tout le problème est de s’interroger sur les moyens : peut-on sérieusement liquider la question par des lamentations sur la "crise du français", des concours d’orthographe ou encore le "retour aux bonnes vieilles méthodes" ?
En fait, la notion de "crise" est à mettre en relation avec une mutation socioculturelle majeure caractéristique du passage à un nouveau siècle. Le relativisme historique s’impose au vu des débats suscités à la Belle-Epoque par la "crise du français" et la "réforme de l’enseignement secondaire (1902-1914)" [cf. l’article de Martine Jey dans le numéro 118 des Études de linguistique appliquée, juin 2000, p. 163-177]. Afin de montrer à quel point certains constats ne sont pas inédits, on commencera par extraire une phrase de l’article qu’en pourfendeur de la décadence Emile Faguet a publié dans la Revue des Deux-Mondes datée du 15 septembre 1910 : "la façon dont écrivent actuellement la plupart des Français et notamment les futurs professeurs […] est effrayante" ("La Crise du français et l’enseignement littéraire à la Sorbonne", pp. 289-301). Aux yeux de cet esprit élitiste qui voit le bon goût faire place à la méthode scientifique, cette crise s’explique par le déclin des langues anciennes et la substitution des journaux aux livres ("La crise du français, c’est la crise du livre"). A ce propos, ce rappel de Michel Melot est des plus salutaires : "On fit à la presse, entre 1880 et 1900, les mêmes procès que certains intellectuels firent cinquante ans plus tard à la télévision et cent ans après à internet : savoirs fragmentaires, vérités éphémères, idées soumises à la publicité, et pour finir, abandon de la lecture et nivellement de la culture" (dans E. Stead et H. Védrine, L’Europe des revues (1880-1920), Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2008, p. 15).
Ainsi faut-il relativiser la notion de "crise", qui varie selon les points de vue et ne survient qu’en période de mutation socioculturelle. Le changement de paradigme culturel que nous connaissons ne peut qu’affecter l’enseignement du français et des lettres. Dans une société qui, dominée par les sphères économique et scientifique, enregistre en outre un extraordinaire essor des NTIC (Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication), le rapport à la langue comme à la culture traditionnelle ne peut en effet qu’être bouleversé : se creuse inexorablement le fossé entre culture potachique et culture officielle, langue écrite et langue parlée, langue littéraire et pratiques courantes, de sorte que, dans une école plus généralement confrontée à ce que Philippe Meirieu appelle la "barbarie consommatrice" (Le Monde, 23 mars 2007), s’accentue également la fracture entre élèves et professeurs.
Les nouvelles pratiques culturelles des adolescents sont recensées dans la récente Enquête sur la lecture et les loisirs multimédia des collégien(ne)s et lycéen(ne)s (voir Le livre en France, Lire en fête 2007 ) : désormais, la lecture n’arrive qu’au septième rang des loisirs, derrière les activités audiovisuelles (télévision, musique, vidéo, ordinateur et internet, radio) et le sport ; seuls 25% lisent tous les jours (ou presque), voire plusieurs fois par jour, et 22% ont lu cinq livres ou plus dans les trois derniers mois précédant l’enquête ; de la quatrième à la terminale, ce sont les journaux et magazines qui sont privilégiés, et pour ce qui concerne leurs choix de livres, les jeunes gens plébiscitent les romans d’aventures (82%), les séries (dont l’inégalé Harry Potter : 74%), les romans fantastiques ou de science-fiction (73%), les romans policiers (72%) et les livres d’horreur (68%). Cette mutation touche-t-elle uniquement les plus jeunes ? Dans ses Contre-feux 2 (Raisons d’agir, 2001), Pierre Bourdieu attire l’attention sur un phénomène inédit : l’apparition d’un snobisme paradoxal selon lequel "s’imposent comme chics les produits les plus cheap d’une culture populaire" (p. 80). Et Bernard Lahire, dans La Culture des individus (La Découverte, 2006), de confirmer que la distinction de soi n’est plus exclusivement liée aux pratiques culturelles légitimes : dans une France qui enregistre une dévaluation de la culture littéraire et artistique, mais aussi un recul de ses "gros lecteurs" (de 1973 à 1997, le nombre de lecteurs lisant au moins 25 livres par an est passé de 31% à 14%), même les plus diplômés ont des pratiques culturelles dissonantes, mêlant divertissements divers et œuvres classiques ou d’auteurs reconnus.
Faut-il pour autant tenir des discours catastrophistes ? Près de la moitié des lycéens lisent de leur propre chef au moins un livre par mois et presque autant de livres que de journaux et magazines ; et surtout, parmi leurs choix, un livre sur deux est un roman classique, un livre d’histoire ou de philosophie. Et si leur orthographe est erratique, si leur attention à la langue est moins soutenue, faut-il pour autant les décréter inaptes à l’écriture et à la lecture ? Le succès des ateliers d’écriture (de François Bon au slameur Marc-Alexandre Oho-Bambe) et des blogs d’adolescents – fautes d’orthographe incluses ! – atteste que tous les élèves du secondaire ou tous les étudiants ne sont pas forcément des "illettrés" : goûts éclectiques et difficultés d’expression, voire de concentration ou de motivation, ne signifient pas manque de curiosité et inexpressivité.
Dans ces conditions, faut-il s’arc-bouter à une norme orthographique radicale et à un unique modèle culturel ? Prendre le parti du conservatisme dans ce domaine particulier qu’est l’enseignement du français et des lettres serait d’autant plus une erreur que la langue comme la littérature évoluent sans cesse : la lecture régulière de textes contemporains et/ou la fréquentation de sites spécialisés comme Publie.net, Remue.net, Libr-critique, Xtrm-art, Plexus-s.net, Tapin ou Talkie-walkie, permet de constater à quel point les nouvelles pratiques d’écriture intègrent aussi bien les symboles mathématiques que le style syncopé de la langue SMS ou encore les sigles et signes de la sphère informatique. Sans compter que les NTIC (Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication) ont révolutionné le théâtre ou la poésie. Dans ces conditions, est-ce du laxisme que d’initier les collégiens et les lycéens à ces NTIC ? de les ouvrir à de nouvelles formes artistiques comme les arts de la performance et les écritures multimédia ? Le rôle de l’Ecole n’est-il pas d’évoluer pour prendre en charge de nouveaux savoirs et savoir-faire ?
Faut-il rappeler aux catastrophistes dont les discours ne se renouvellent pas plus que ceux des technicistes et autres scientistes, le mot de Proust : « Les seules personnes qui défendent la langue française (comme l’Armée pendant l’affaire Dreyfus), ce sont celles qui l’attaquent ». Donc j’aime bien le mouvement de ton texte cher Fabrice. Toutefois, deux remarques en passant:
1. les nouveaux programmes du primaire sont calamiteux en regard des précédents : on n’enseigne pas la grammaire en distribuant aux enseignants un catalogue de notions qui ne font nullement système autrement qu’à bêtifier ou laisser bête!
2. le siéclisme est un argument culturel qui fait long feu chez les littéraires comme chez les politiques: il vient toujours corroborer un déclinisme contre un progressisime et empêche de penser autrement que par clichés: il n’y a pas de fin ni de début de siècle, il y a des historicités, des pluralités conflictuelles, des déplacements d’usages, des inventions de sujet et des instrumentalisations de masse…
Petite bibliographie sur la crise du français : voir l’introduction et la postface de Chiss Jean-Louis et Puech Christian (« De l’usage du français en matière lingusitique » au livre de Charles Bailly, La Crise du français. Notre langue maternelle à l’école (1930), Droz, 2004. Excellent chapitre sur la grammaire dans ce livre de 1930!!!
En voici le résumé donné par l’éditeur (les éditeurs sus-mentionnés) :
La Crise du français consigne les cinq conférences que Charles Bally, professeur de linguistique à l’Université de Genève, a données en 1930. L’ouvrage qui en ressort, court et incisif, encourage le débat sur la langue française et son enseignement. Il explore un des thèmes fondamentaux de la pensée du langage, celui de la « crise » d’une langue telle qu’elle est expérimentée ou imaginée dans la société, à travers la presse, chez les intellectuels et dans les représentations de l’homme ordinaire. Le grand linguiste saisit ce débat pour exposer sa conception de la langue maternelle et des mécanismes de son acquisition par l’enfant ; il développe une critique des opinions dominantes relatives à l’apprentissage et à l’enseignement du français, en particulier de la grammaire. Les solutions novatrices qu’il a avancées en 1930 restent intéressantes à discuter et demeurent d’actualité pour la didactique des langues. L’avant-propos et la postface, par Jean-Louis Chiss et Christian Puech, rétablissent La Crise du français dans le cours de la réflexion linguistique, pédagogique et culturelle depuis la seconde moitié du XIXe siècle.
Merci, cher Serge, d’apporter ta contribution de connaisseur au débat.
Il est vrai que depuis 2008, le retour officiel de la grammaire dans les programmes du primaire ne s’est pas fait dans les meilleures conditions (j’ai lu d’autant plus près les programmes que j’étais concerné en tant que parent ; sur le terrain, les constats sont parfois « calamiteux » en effet…).
Tu as raison de mentionner le livre de Bally, que j’avais lu avec intérêt il y a quelque temps déjà : cette référence complète celle au numéro de la revue ÉTUDES LINGUISTIQUES APPLIQUÉES – mais quand on pense que les réflexions de Bally datent de 1930, oui, on est impressionné !
Dans mes recherches sociologiques, j’ai toujours rejeté le siéclisme également, mais le fait est que depuis une quinzaine d’années – en raison du nombre de réformes et d’inquiétudes liées au contexte socioculturel national et international – on enregistre une inflation de prises de position les plus diverses sur cette soi-disant « crise du français »… J’ai publié une étude plus approfondie intitulée « Où va l’enseignement du français ? » (http://www.ecoledeslettres.fr/index.php?p=lycee)
La principale question pour moi est celle-ci : l’école de la république est-elle encore celle du vivre ensemble ?