[Chronique] Dan Ornik, Alain Frontier, Du mauvais père ou le livre impossible (mini-dossier 1/2)

[Chronique] Dan Ornik, Alain Frontier, Du mauvais père ou le livre impossible (mini-dossier 1/2)

janvier 28, 2021
in Category: chroniques, Livres reçus, UNE
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[Chronique] Dan Ornik, Alain Frontier, Du mauvais père ou le livre impossible (mini-dossier 1/2)

Alain Frontier, Du mauvais père ou le livre impossible, Al Dante / Les Presses du réel, hiver 2020-2021, 54 pages, 9 €, ISBN : 978-2-37896-203-6. [Iconographie (références présentes dans le livre) : en arrière-plan, Boucher, Diane sortant du bain ; ci-dessous, Courbet, L’Atelier du peintre]

 

Un nouveau livre du trop rare auteur de Portrait d’une dame (Al Dante, 2005), ça vaut forcément le détour. Portrait d’une dame était exhaustif et lumineux, Du mauvais père est ramassé et sombre. Mais ne nous fions pas aux apparences. Tous deux sont troués d’ellipses.

Alain Frontier est un écrivain du dispositif. Un érudit. Un artisan. Rien dans l’écriture n’est laissé au hasard : c’est dans la lecture que l’imprévu survient, que le flottement arrive, que les connexions se font.

Ça ressemble à quoi ? Visions, descriptions de tableaux, méditations, ébauches de récit, télescopages. Poèmes en prose. Fragments d’un roman jamais écrit. Notices descriptives sans objet. Légendes interverties d’images effacées. Variations sur la mort d’un héros. Portrait d’un lecteur voyeur. Une longue métaphore filée. Une confession impénétrable. Ne pas oublier le sous-titre : Le Livre impossible.

Les promenades, les voyages, les musées, les paroles entendues, les carnets de notes, les souvenirs, les fantasmes, les manifs, le cinoche… On dérape, on revient, on regarde ailleurs, on se souvient. On reprend son souffle. Comme au cirque. Numéro suivant !

Alain Frontier écrit avec la mauvaise conscience de l’orfèvre, la fierté de l’horloger, le laisser-aller du vagabond, l’acharnement du paresseux, la persévérance de l’impatient. À être si méticuleux, minutieux, logique, il débouche sur l’invraisemblable, l’incohérent, l’outrance, le bref instant de folie. Sentez ce qui court, ou plutôt qui rampe sous le texte… On devine ce grouillement invisible, inquiétant. Qu’on le veuille ou non, on est accroché. C’est net et franc, c’est déformé et repeint, c’est lamentable, c’est tranchant, c’est brumeux, ça brûle, ça sent mauvais, ça éblouit.

Les lignes d’écriture, implacables, ont quelque chose de mathématique : « deux lignes se rejoignent en un point qui n’existe nulle part » : tout est dit avec précision, mais vous ne trouverez pas. La main se referme dans le vide. La collecte est fructueuse cependant : les à-côtés sont savoureux, la terre colle aux chaussures, les pare-vue sont des toiles de maître.

Des explications parfois détaillées, parfois lacunaires. Trompeuses, peut-être ? Est-ce une autobiographie ? Codée ? fantasmée ? lacunaire ? N’oublions pas que les jours sont des trous.

C’est un livre dense et multiple. On trouve une manière de l’aborder, puis une autre. On fait défiler son musée mental. On s’attarde. On recommence. On fait un somme. On revient sur ses pas. Alain Frontier nous apprend à lire.

À qui ouvre son livre, l’auteur ne mâche pas sa prose. Il le fait travailler. Il ne lui accorde guère de repos, mais il le laisse faire sa vie. J’imagine l’écrivain interpelant son « lecteur idéal » : « Difficile ? C’est tout simplement que l’acte de lire est aussi important que l’acte d’écrire. Nul secret que connaîtrait l’auteur et que le lecteur serait mis au défi de connaître. »

Naïf et savant, masqué, à nu, touchant, désarmé, Alain Frontier est à lire comme vous voudrez : mémoires d’outre-tombe, confession d’un enfant du siècle, crimes de l’amour, voyage sentimental, pissotière de Duchamp… La corde se tend.

Et le poète, le grammairien, le père, le promeneur est pris dans le saut à l’élastique qu’il décrit au détour d’un paragraphe : il a tout vérifié, il saute, terreur, ne contrôle plus rien, va s’écraser, la mort est là, il rebondit, encore et encore. Jusqu’à « l’immobilité quasi complète ».

Un livre qu’on lit sans comprendre, à la lueur de ses propres angoisses.

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rédaction

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