Ces derniers mois, un dossier (Mouvement.net) et un numéro de revue (Le Français aujourd’hui, n° 160 : "La Critique, pour quoi faire ?"), et par ailleurs deux ouvrages, Que fait la critique ? de Frédérique Toudoire-Surlapierre et Quelle critique artiste ? d’Aline Caillet, posent le problème de la critique esthétique et de la fonction critique dans le terrain miné qu’est devenu le champ artistique et intellectuel contemporain.
La critique est morte ? Vive la critique !
"La vraie critique est un don. Et dans ces sociétés de l’échange, le don n’a pas sa place" (Cynthia Fleury)
Dans un monde anomique – en tant qu’il pose l’équivalence de produits qui se réduisent à leur valeur commerciale, c’est-à-dire qui n’existent que par et pour la satisfaction de telle ou telle clientèle -, sphère où règnent la publicité et la promotion ; dans nos démocraties-marchés où l’on confond égalité et équivalence (égalitarisme) ; dans un monde spectaculaire où, le simulacre ayant sonné le glas de l’ordre symbolique, le "tout culturel" est devenu "l’une des composantes essentielles d’une biopolitique généralisée" (Alain Brossat, Le Grand Dégoût culturel, Seuil, 2008) ; dans "une économie de la connaissance où l’information est effectivement devenue une marchandise" (Cynthia Fleury) et où triomphent les palmarès et les "Tops" (10, 20, 50…) ; dans un univers culturel marqué par la précarité de la critique professionnelle – où la critique ne peut donc être qu’une activité seconde -, quelle place pour la critique ? Quels risques ? Telle est la problématique centrale du dossier que propose le dernier numéro de la revue mixte Mouvement.net, significativement illustrée par un dessin de P. Nicolas Ledoux (Avec titre).
La situation est en effet des plus critiques : ce libre exercice du jugement, ce savoir-faire informé par de véritables savoirs, cet "acte de pleine écriture" (Barthes) est de plus en plus menacé , en amont, par les contraintes structurelles et conjoncturelles qui pèsent sur les journalistes, la soumission au marché et cette forme impérative d’autocensure qu’est désormais le respect du consensus ; en aval, par le détournement promotionnel… Sans oublier la dérive que, dans l’univers théâtral, souligne Hans-Thies Lehmann : " j’ai le sentiment que dans la sphère publique contemporaine, c’est devenu un aspect commercial ou marketing : une, deux ou trois étoiles. La critique ne va guère au-delà de la suggestion de regarder ou pas : c’est du marketing…" (p. 59).
Cynthia Fleury constate d’ailleurs une expansion/dilution de la notion de "critique" qui correspond à une révolution technologique (mutation médiatique et avènement d’internet) : dans le même temps que se multiplient les prises de parole individuelles, le discours savant et argumenté est en régression. Cependant, la chercheure en sciences de la communication ne cède pas à la dénonciation facile des blogs : parce qu’elle favorise le renouvellement des topiques et des registres, offre un moyen d’expression à des personnalités compétentes ou un espace supplémentaire à de nombreux professionnels, la structuration rhizomique qu’a introduite internet est préférable à un ordre hiérarchique qui n’était pas forcément consubstantiel à un ordre méritocratique.
La dernière constante qui se dégage du dossier, dans les domaines de la littérature, des arts plastiques comme des arts du vivant, est le refus de la critique prédicative : la fonction réflexive primant aujourd’hui, la critique se doit avant tout d’être théorique et généalogique. C’est ainsi que le réputé théoricien du théâtre Hans-Thies Lehmann (auteur du Théâtre post-dramatique), prenant acte de la mutation dramatique qui affecte le spectacteur, préconise une critique qui soit accompagnement de la praxis : " Si, dans certains types de théâtre ou de représentation, vous ne pouvez faire l’expérience de cet art qu’en y participant d’une manière ou d’une autre, qu’en est-il alors de votre distance critique ? Comment une pratique qui dépend dans une large mesure de votre capacité (possibilité, volonté, plaisir) à y participer, à la réaliser, peut-elle devenir un objet de critique distant ? " (59). Quant au critique d’art Vincent Pécoil, il insiste sur la notion d’expérience : " Une bonne critique décrit les effets de l’art – ses effets sociaux, historiques, mais aussi personnels. La personne qui se fait critique doit être capable de décrire ce qu’a été pour elle l’expérience de l’oeuvre, et laisser entrevoir comment celle-ci l’a changée, même un peu " (67).
Mouvement, l’interdisciplinaire des arts vivants, n° 49, octobre-décembre 2008, 9 € ; cf. dossier "La Critique est morte ? Vive la critique !", pp. 48-73.
La critique, pour quoi faire ? Que fait la critique ?
Ces questions triviales, qui servent de titres à deux publications avant tout destinées aux étudiants et enseignants, confirment, s’il en était besoin encore, à quel point la critique est aujourd’hui en terrain miné : sa légitimité comme son utilité n’allant plus de soi, sa (re)mise en question est non seulement d’actualité, mais en plus institutionnalisée.
L’état des lieux que dresse le numéro du Français aujourd’hui est également des plus critiques : que peut-il advenir de la démarche critique quand les références critiques disparaissent des manuels scolaires comme des pratiques des (nouveaux) professeurs ? (Comment concilier exercice élitiste et enseignement de masse ?) Que peut-il advenir de la démarche critique quand l’esprit de consensus est tel que l’un des universitaires français les plus en vue s’adonne à une critique révisionniste de la critique, ne craignant pas de sombrer dans un scepticisme relativiste qui débouche sur un conservatisme normatif ? (Cf. Arnaud Bernadet, "De la critique au consensus : l’effet Compagnon" ; sur Libr-critique, on peut lire).
Pour que survive cette "cribleuse de blé" qu’est la critique (double allusion : à Gustave Courbet et à Georges Blin), il appartient aux professeurs comme aux fervents lecteurs d’en faire le ferment de leur expérience : telle est la leçon qui se dégage de cette intéressante livraison. Reste, comme le suggère Régis Lefort à la suite de Barthes, à faire prévaloir les "validités" sur les "vérités" de la critique…
Au reste, pour qui voudrait prendre un peu de distance (critique, cela va de soi) et se (re)centrer sur cinquante questions fondamentales, l’ouvrage de Frédérique Toudoire-Surlapierre constitue un ouvrage de base bien utile. Pour l’auteure, la critique, définie comme "une ombre littéraire autant qu’une ombre portée sur la littérature", doit osciller entre "tout accepter" (critique sympathique) et "tout situer" (critique explicative). Mais l’on retiendra surtout son effort pour rendre compte d’une activité multiforme : ressortit à la critique tout texte argumenté sur une oeuvre – qu’il soit le fait d’un journaliste, d’un professeur ou d’un écrivain (y compris sur et dans sa propre oeuvre) – se rattachant à ces quatre critères que sont la "tendance autocritique ou métacritique", le "transfert des modèles linguistiques" (encore faudrait-il ici proposer une autre formulation : l’acte de critiquer est une activité spécifique qui consiste à transposer un discours dans un autre, à récrire un texte premier dans un texte second sans être pour autant secondaire), la "prise de position : jugement ou opinion" et la "réflexion qui entend définir son objet et ses postulats épistémologiques".
Le Français aujourd’hui, Armand Colin, n° 160 : "La Critique, pour quoi faire ?", mars 2008, 144 pages, 16 €, ISBN : 978-2-200-92425-6.
Frédérique Toudoire-Surlapierre, Que fait la critique ?, Klincsieck, coll. "50 questions", 2008, 176 pages, 16 €, ISBN : 978-2-252-03678-5.
Pour une fonction critique de l’art à l’âge contemporain
Contre la doxa dominante depuis la fin du siècle dernier selon laquelle l’art politique aurait disparu, victime de la récupération institutionnelle et du Marché mondialisé, mais aussi contre un art "postmoderne" de la socialité – qu’ont appelé de leurs voeux des théoriciens comme Paul Ardenne et Nicolas Bourriaud et qui lui aurait succédé -, en ce début du XXIe siècle Aline Caillet pose les conditions de possibilité d’un nouvel art critique : reprochant aux dernières avant-gardes historiques leur conception transitive des rapports entre champ artistique et champ politique comme leur vision messianique de l’art-action, elle s’oppose à "la logique de l’affrontement" et préfère la notion de résistance à celle d’engagement ; distinguant "effet social" et "effet esthétique", elle rappelle que c’est au sein de configurations esthétiques singulières que s’élabore tout espace de mise en crise.
Le problème est que la notion de "résistance" est déjà galvaudée : vu le foisonnement actuel de formes, voire la confusion des valeurs et la contamination de l’espace autonome par des pratiques moins exigeantes ou semi-commerciales, comment déceler les projets effectivement subversifs ? Et quand bon nombre de créations se présentent comme "dispositifs" ou "performances" – revendiquant l’"interaction" -, comment cerner les véritables entreprises à visée critique ? (Car il y a aussi un marketing des pseudo-créations novatrices). C’est à cette difficulté que chaque semaine ou presque nous sommes confrontés sur Libr-critique…
Reste que l’approximation (la confusion ?) n’est pas absente de cet essai stimulant : si, d’une part, revenir à l’esthétique de l’"oeuvre ouverte" n’a rien de bien original, d’autre part, certains avant-gardistes de ces années 70-80 comme Novarina ou Prigent n’ont jamais renoncé au principe moderne de l’autonomie artistique ; en outre, plutôt que de jouer la modernité contre l’avant-gardisme, pourquoi ne pas montrer en quoi les pratiques actuelles de détournement s’inscrivent dans le prolongement des années Dada ? (Pourquoi ne pas mettre en relation le travail postmoderne et certaines pratiques d’avant-garde ?).
Aline Caillet, Quelle critique artiste ? Pour une fonction critique de l’art à l’âge contemporain, L’Harmattan, 2008, 144 pages, 13,50 €, ISBN : 978-2-296-05660-2.
Très bel horizon que tu décris là Fabrice, avec en plus des remarques critiques fines sur le essais proposés.
Je crois en effet que la question d’internet a remis en jeu la question de la critique et de son institutionnalisation, notamment universitaire. Les blogs son ceux d’amateur. La question de l’amateur revient au centre même des enjeux de la critique. Contrairement au position de Assouline lors d’un forum il y a une semaine, je crois que l’arrivée de la parole des amateurs amènent une oxygénation des possibilités critiques. L’amateur n’est pas le professionnel. Il a une forme d’indépendance qui est liée d’abord à son affect pour ce qu’il va transmettre. L’amateur travaille hors cadre,et dès lors ses possibilités critiques elles-mêmes n’obéissent plus à un cadre d’énonciation déterminé.
Je me souviens qu’avir voulu créer ce site, cela a été concomitant pour moi à sortir des cadres prédéfinis des revues et magazines qui me proposaient d’écrire pour eux. Je ne percevais plus l’intérêt d’écrire des notes de quelques centaines de caractères pour le CIPM, ou bien des articles calibrés pour d’autres revues.
Justement libr-critique est l’expérience vivante d’amateurs de littératures et d’arts.
La critique ici n’est pas plus universitaire qu’autre chose, elle cherche à se constituer selon un jugement réfléchissant, à chaque fois, des chroniqueurs ou analystes. Donc les possibilités d’ouverture et de compréhension débordent les cadres.
En effet, Philippe, le développement des blogs est venu perturber un espace journalistique réduit à la seule fonction promotionnelle et un espace universitaire qui, lorsqu’il se préoccupe du contemporain, prend presque exclusivement pour objets d’étude des oeuvres reconnues : par opposition à une presse compromise et à un discours contraint, voire académique, cette libération de la parole a d’emblée été perçue comme garantie d’authenticité.
Cependant, il ne faut pas s’y tromper : les blogs qui échappent à l’uniformisation et à l’insignifiance sont davantage animés par des écrivains et divers professionnels que par des amateurs éclairés.
Mais l’essentiel est que chaque semaine ou presque il soit possible de découvrir, sinon un nouveau site digne d’intérêt, du moins de nombreuses créations et réflexions stimulantes. Car enfin, où le débat littéraire a-t-il lieu aujourd’hui, si ce n’est sur les blogs ?
Et, oui, toi comme moi, lorsque nous avons décidé de fonder LIBR-CRITIQUE, nous avions pour objectif de combler un manque, de ne pas laisser désertique cette vaste et riche zone située entre le vide journalistique abyssal et un champ universitaire par trop éloigné de l’activité littéraire et à l’horizon théorique par trop daté.
Et nous avons constitué une équipe d' »amateurs », au sens de passionnés indépendants (oui, indépendants puisque à l’écart des pôles de pouvoir), ayant recours à des savoirs universitaires et non universitaires. L’important était d’inventer un lieu où s’articuleraient, dialogueraient, se rencontreraient, se heurteraient des écritures et des pensées critiques…
La vraie critique est un don. Et dans ces sociétés de l’échange, le don n’a pas sa place… c’est de Cynthia Fleury, pas d’E. Lévy.
Merci beaucoup de m’avoir signalé cette bévue, que je corrige tout de suite.