[Chronique] Débordements (à propose de Valère Novarina, L'Homme hors de lui), par Jean-Paul Gavard-Perret

[Chronique] Débordements (à propose de Valère Novarina, L’Homme hors de lui), par Jean-Paul Gavard-Perret

octobre 18, 2018
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[Chronique] Débordements (à propose de Valère Novarina, L’Homme hors de lui), par Jean-Paul Gavard-Perret

Valère Novarina, L’Homme hors de lui, P.O.L, septembre 2018, 160 pages, 14 €, ISBN : 978-2_8180-4620-3. [Du « Vivant malgré lui » à L’Homme hors de lui : ici. Novarina-Pinon : ici. On peut – et doit ! – visiter l’exposition « Chaque chose devenue autre » à Thonon.]

On se souvient de la fameuse phrase de Winnie dans Oh les beaux jours de Beckett : « Assez les images ». Cette injonction, Valère Novarina l’a toujours entendue et c’est pourquoi – paradoxalement peut-être, mais afin de venir à bout des images – il a fait fondre la langue en l’entraînant non dans l’effacement mais dans une course folle. Le dramaturge reprend là le cours débordant de son souffle.

Surgit ce qui tient de l’incantation litanique et cyclique chez celui qui ne se laisse ficeler par aucun « scénario ». Il a mieux à faire. L’Homme hors de lui reprend la problématique du Discours des animaux et du Drame de la vie. La profusion nominale évite tout logos, tout langage didactique : les noms eux-mêmes se laissent aller loin des couches asphyxiantes du sens.

Novarina troue la langue, la libère en lui inoculant tous les virus possibles de l’humour par glissements moins nonsensiques qu’il n’y paraît. Il ne s’agit pas au sein de cette prolifération de « cancériser » les mots. A l’inverse de « la maladie de la langue » chère à Duras, Novarina ouvre non des plaies mais des trous sanitaires qui laissent sortir les pus et autres liquides pourris de significations prévisibles, pré-formatées.

A l’épreuve d’une telle masse tonitruante nous plongeons dans l’abîme. Mais pas n’importe lequel, celui qui nous habite. Novarina nous fait passer de l’illusion subie à l’illusion exhibée. De l’extrême compacité de l’oeuvre naît ainsi ce qui éclaire, délie, vide et remplit. Il existe soudain une condition « littorale » de l’oeuvre en tant que lieu des extrêmes, des bords et surtout des débordements. Et le travail de l’auteur ouvre au vrai temps de la fable où tout s’inscrit en dehors du sens.

Le dramaturge est le géomètre du lieu par excellence impalpable : celui des profondeurs, des « gargouillis » et autres phénomènes angoissants (car inconnus) mais qui soudain prêtent à rire. Nous rions alors de nous-mêmes loin des noumènes. Nos repères échappent et c’est pourquoi ce rire est si important et si tragique à la fois. « De profundis clamavi », ce rire arrache à la figure du monde reconnu nos certitudes et nos logiciels d’interprétations. Pas question pour l’auteur de nous en vendre un plus performant. Il nous abandonne à notre propre dérive de l’inconscient là où le désir devient un trajet. Pas n’importe lequel : celui d’une fable qui n’est ni le propre ni le figuré, ni le pur ou le réalisé. L’œuvre reste ainsi une des rarissimes où le corps ne disparaît pas et où le monde des apparences est exclu. Il y a soudain place pour quelque chose d’autre et qui est bien plus que la figuration des ombres « portées». Nous sommes dedans et nous en jouissons.

Un extrait

« J’étais cloueur de Stop : ma vie se passait à cloudre. A installer des stops, sur des passages de route, pour que nos piétons traversassent… Activité qui allait bon train… Puis le temps m’est apparu et m’a fui… Puis je me suis aperçu que c’était moi qui étais ici : je ne clouais que des stops, stop sur stop, livrant passage à des camions automobiles livrant camions-poubelles, tout ceci le matin tôt, à Rungy, à Huit, à Action-les-Plâtres, à Régis-sur-Yteau » (p. 34).

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rédaction

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1 comment

  1. Villeneuve

    Il faut entendre Valère Novarina éructer avec véhémence comique ses mots pour comprendre que c’est un écrivain hors norme . Stupéfiant ! Le  » clouteur  » est un conteur passeur de pur bonheur . Rieur et moqueur . JPGP le sait .

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