[Chronique] Desportes/Katuchevski, L'Espace du Noir

[Chronique] Desportes/Katuchevski, L’Espace du Noir

septembre 24, 2010
in Category: chroniques, News, UNE
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Bernard Desportes, L’Espace du Noir. Notes sur l’espace en regard du dessin de Marcel Katuchevski. Le Livre d’Art, septembre 2010, 56 pages, 21 reproductions de dessins au fusain (et parfois crayon), ISBN : 978-2-35532-091-0.

Avant qu’il ne participe au Libr-événement autour des formes narratives actuelles (30 octobre à la Bibliothèque Marguerite Audoux, 75003), on ne manquera pas de retrouver l’auteur inspiré du Catalogue de l’Exposition Katuchevski mardi 28 septembre 2010 à 19H30, Espace Topographique de l’Art (15, rue de Thorigny 75003 Paris ; tél. : 01. 40. 29. 44. 28) : Lecture-conférence de Bernard DESPORTES (1H 10 environ) dans le cadre de l’Exposition de Marcel KATUCHEVSKI (jusqu’au 24 octobre), "Le Présent illégitime" (réflexions sur une écriture de l’impossible) et "L’Espace du noir" (notes sur l’espace en regard du dessin de Marcel Katuchevski).

La présentation officielle de l’Exposition précède ma chronique intitulée "Sourire noir de la mélancolie… ou le Cri de la strie."

L’Espace du Noir, exposition de dessins de Marcel Katuchevski (né en 1949) à l’espace Topographie de l’art

L’exposition s’articule autour de trois axes : des dessins, une vidéo et un catalogue. Elle présente un travail sur la mémoire, l’oubli, en ouvrant sur des interrogations fondamentales sur les questions de l’être, du provenir et du devenir.

Seule la forme de la trace peut en rendre compte. Bien souvent, Marcel Katuchevski a l’impression que la figure est là, sur la feuille blanche, précédant le dessin lui-même: "J’ai parfois du mal à la faire surgir. Puis je la dissimule, avant de la faire ressurgir. C’est une sorte de lutte autour de quelque chose, qui est là, et qu’il faut que j’accepte."

Organisée par Martine Lusardy, l’Exposition se déroule jusqu’au 24 octobre dans ce lieu magique qu’est l’Espace Topographie de l’Art (15, rue de Thorigny 75003 Paris).

Sourire noir de la mélancolie… ou le Cri de la strie

Pour Hervé Boedec

"Où je me perds – rien n’est perdu" (Bernard Desportes, "Truinas", dans le volume collectif dirigé par D. Denis et F. Marcoin, L’Admiration, APU, "Manières de critiquer", 2003).

Lignes, lignée, linéaments

De quoi s’agit-il ? Lisons/écoutons le poète :

 

"surgis du blanc, fragments d’êtres rassemblés, sortis de terre, d’abîme, de l’accumulation des ratures noires qui soudain furtivement les éclairent pour les happer aussitôt – figurés défigurés – et les confondre, les avaler dans la foule aveugle – poussés précipités dans un chaos hagard, s’envolant telles des âmes errantes de cercueils ouverts, violés, déterrés" (p. 15).

 

Dans l’épaisseur des signes surgissent des formes venues "du fond de la mémoire / de l’enfance / de l’animalité" (18), figures fugaces qui se perdent dans l’espace des métamorphoses : la fillette est squelette, le dessin se fait parfois graffiti, les visages se font masques, les trognes laissent découvrir les charognes… Face au trognoscope macabre, au funèbre palimpseste, aux croquis de croque-mort que lui présente le Grand Anamorphoseur Marcel Katuchevski , l’observateur ne peut qu’être sidéré : "des regards / sans yeux / strient le ciel / nous lacèrent" (18). Ces dessins-esquisses l’embarquent sur le noir esquif, l’égarent dans un espace strié et saturé (espace sidéral ? neuronal ? – fantasmagorique dans tous les cas) qui oscille entre vue et vision, visible et invisible, figuration et défiguration, représentable et irreprésentable, achevé et inachevé, vécu et rêvé, Eros et Thanatos, commun et singulier, humain et inhumain, mémorable et immémorable…

Ces formes fantomatiques, ces études tératographiques émergent du fond des âges, d’un fonds pictural qui nous reconduit à Bosch, Bruegel, Munch, Ensor… à Kandinsky (par le biais des navires aériens qui sillonnent plusieurs dessins)… Mais surtout les griffures et arabesques échevelées de Marcel Katuchevski (né en 1949) font immanquablement songer à Arnulf Rainer (né en 1929), éminent défigurateur (cf. ci-contre son autoportrait défiguré) dont les œuvres palimpsestes (cf. galerie Gaillard) s’élaborent à partir de photographies (masques mortuaires de grands hommes, par exemple) ou de reproductions d’œuvres qu’il greffe de surpeintures : significativement, c’est dans un des dessins ici exposés (cf. ci-dessous) qu’il fait subir ce traitement de hachures en surimpression au double modèle Velasquez/Bacon.
 

dansant disparaissant

C’est à partir de son propre horizon que Bernard Desportes aborde l’œuvre de Marcel Katuchevski, dans laquelle il voit "ratures noires comme mots sans langue" : Rimbaud, Artaud (écrits et dessins), Bataille (son Histoire de l’œil, notamment), Du Bouchet… Pour avoir été écrit à distance de l’œuvre picturale, en totale autonomie, ce texte poétique qui fait penser aux écrits d’André Du Bouchet sur Tal-Coat (1905-1985) est éminemment portésien : l’auteur de Dansant disparaissant (Fayard, 2004) ne peut que se mouvoir avec ravissement dans un univers qui procure la bataillienne "jouissance de l’anéantissement", dans l’exploration de l’orbite et la chute abyssale, dans un espace de l’entre-deux dont il lui faut rendre compte par une écriture déliée qui suggère le grand combat métaphysique entre être et non-être, plein et vide, noir et blanc, fini et infini, présence et absence, dit et non-dit… Au reste, cette écriture fait sienne le principe hugolien tel que le définit André Du Bouchet dans L’Infini et l’Inachevé : "L’infini, devenant l’inachevé, se disloque brutalement en éclats" (Seghers, 2001, p. 71).

Comment dire "la violence intraduite d’une défiguration" (16) ?, se demande Bernard Desportes. Le trait scriptural équivalant au trait pictural, l’écriture de la répétition/variation donne à voir/entendre les leitmotive d’un univers obsessionnel, fait naître au monde l’immonde à coups acérés, fait crier le strié…

On ne peut qu’être tout particulièrement frappé par le processus à l’œuvre dans la formule empruntée à André Du Bouchet qui constitue le titre de son avant-dernier roman (Dansant disparaissant) : le télescopage oxymorique des deux gérondifs, provoquant le court-circuit de la relation sujet-objet, crée un effet d’accélération en harmonie avec un monde baroque de la "présence éphémère" et de l’évanescence.

… traçant disparaissant… traçant effaçant… vivant s’effaçant… dansant disparaissant ? surgissant s’effaçant… s’éclairant s’obscurcissant…

Un vers d’André Du Bouchet, charrié par le flux scriptural de la page 19, révèle à quel point l’écriture portésienne est travaillée par l’absence : "que verrais-je si je tournais entièrement la tête du côté de ce que je vois" (Carnet 2, Fata Morgana, 1998)…

© Marcel KATUCHEVSKI et Arnulf RAINER.

 

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Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

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