[Chronique] Emmanuelle Pagano, Nouons-nous, par Périne Pichon

[Chronique] Emmanuelle Pagano, Nouons-nous, par Périne Pichon

octobre 7, 2013
in Category: chroniques, Livres reçus, UNE
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[Chronique] Emmanuelle Pagano, Nouons-nous, par Périne Pichon

Emmanuelle Pagano, Nouons-nous, P.O.L, octobre 2013, 208 pages, 16 €, ISBN : 978-2-8180-1954-2.

Le dernier livre d’Emmanuelle Pagano avait pris la forme d’un recueil de « nouvelles », où les personnages se croisaient et voyageaient d’un texte à l’autre, créant des passages entre les récits. Un monde était ainsi brassé par l’écriture.

Dans Nouons-nous, Emmanuelle Pagano a chaussé ses lunettes scientifiques pour explorer la relation amoureuse et ses nuances. Le fragment, forme brève et éclaté, proche du poème et de la liste, est la forme choisie pour cette exploration. Comme dans Un renard à main nues, des échos entre les textes peuvent permettre au lecteur de tisser sa propre trame en mettant en relation – puisqu’il s’agit d’un jeu autour de la relation – les indices abandonnés, sciemment ou non, par l’écrivain. Leurs longueurs varient, entre le récit s’étendant sur plusieurs pages et la phrase seule, livrant la singularité de la relation entre le « je » de la narration et le « il » ou « elle » désigné(e) par le narrateur. Le « je », cher à l’écrivaine puisqu’il se retrouve dans chacun de ses textes, est le médium via lequel s’exprime le lien amoureux. Son anonymat, sa plasticité, tant au niveau du sexe – il est parfois très difficile de repérer l’indice grammatical indiquant si le narrateur et homme ou femme – que de l’âge amène l’attention du lecteur sur ce lien ; parfois lâche, parfois serré jusqu’au « nous », signe que le nœud amoureux possède son poids, sa tension. Ainsi, le « nous » peut aussi bien signifier l’union amoureuse que l’union dans le désamour. Il est le pendant du « je », sa doublure déformée, décuplée, par la mise en couple, quelquefois bizarre et bancale. Toutefois, l’usage du « je » ne fait pas basculer le texte dans le lyrisme ou l’apitoiement. Chaque nœud amoureux est décrit d’une manière qui se veut neutre, comme une confidence sur laquelle il est inutile de renchérir par des déploiements sentimentaux. En effet, la description de la relation se focalise sur les sensations corporelles plutôt que les sentiments.

Dans toute relation, l’individu doit s’ajuster à autrui. Ce réajustement est à la fois spirituel et corporel. Il faut que la chair s’adapte à la présence d’un autre corps, mais également au lieu où cet autre corps a posé ses marques : vêtements, chambre, appartement, bureau, etc. La frontière des corps est un des terrains d’analyse de Pagano ; il est le lieu d’un contact avec l’autre, donc un point de déformation du corps, voire de transgression. Les organes sensitifs, la voix, la respiration, la peau, sont des espaces de contact avec l’extérieur, et avec les objets et les individus qui l’habitent. Il faut éprouver ces limites pour constater les traces et les ancrages du rapport amoureux. De plus, le corps possède une curieuse symétrie que le désir semble révéler, prémisse de l’agencement du nœud amoureux : lèvres, langues en bas et en haut, salive contre cyprine et sperme, poils en bas, en haut. Le corps conserve les traces d’une relation passante ou passée, mais également les points d’ancrage où l’attache amoureuse peut se faire, où le corps de l’autre peut s’attacher, se nouer. Ces points d’ancrage résident parfois dans des maladresses que l’écrivain décrit, comme une rougeur d’émotion sur un visage, une épilation oubliée qui attire le regard, etc. Mais l’agencement des corps passe également par la médiation d’objets, symbolisant par métonymie la relation. Ces objets sont retrouvés et énumérés sur la quatrième de couverture, rédigée par l’auteur. Cette liste nous met sur la piste d’un jeu de listes et d’une liste de « je » fragmenté pour peindre les nuances d’un lien complexe. La narration demeure cependant simple, essentiellement descriptive, facilitant la lecture du livre. Mais le fragment, qui tranche la page, fait buter le lecteur sur le blanc, pose une difficulté, voire une énigme sur laquelle rêvasser.

© Emilie Pothion, dessin à l’encre noire.

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rédaction

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