Les éditions PPT publient des livres d’une grande qualité et y apportent un soin méticuleux. Etrangement seuls de Jean-Pascal Princiaux ne dément pas cette réputation : croisement entre des travaux photographiques réalisés avec soins, et une forme de récit entre des protagonistes improbables, dont chaque parole mêle tout à la fois théorie du réel et rencontre humaine.
Pour comprendre ce livre, il est nécessaire tout d’abord d’expliquer le travail de Jean-Pascal Princiaux : ses réalisations photographiques se composent d’images qui sont abstraites de séries b, ou bien de films, qu’il se réapproprie et qu’il retravaille numériquement. Ses installations, dont celles constitutives de ce livre [Galerie éof, exposition « JPPPPT », Paris, avril 2004 et « CostumeGris – pièces à conviction » galerie michèle chomette, Paris, janvier-avril 2004], sont des assemblages d’éléments hétérogènes : ici d’une manière explicitée par la 4ème de couverture, nous sommes dans le croisement de la réflexion de la construction/déconstruction du réel à partir du philosophe Clément Rosset [Le réel et son double, ed. de Minuit] et de la grammaire propre à la fiction liée aux fictions cinématographiques ou bien de séries.
Jean-Pascal Princiaux interroge en effet, depuis pas mal d’années les genres et notamment les rythmes et les stratégies de construction de l’image selon certaines formes de représentation. Lors du festival d’animation d’Annecy de 2002, il avait ainsi suscité une certaine surprise avec son film Iceberg club, de 31 minutes. Mettant en image, selon un contre-point absolu : le point de vue de l’iceberg, la fin du Titanic, loin de ne faire qu’un simple détournement, il expliquait lui-même les axes critiques par rapport à la logique de construction rythmique de l’image : « En fait c’est une remise en cause de notre rapport à l’image : dans les films à grand spectacle ou les séries TV, nous sommes sans cesse sollicités, voire agressés, par une activité extrêmement intense. Iceberg club est tout le contraire : nous pouvons vaquer à nos propres occupations mentales pendant le film, flâner, et d’une certaine manière être plus actifs face à l’image Lors de la projection du film, certains spectateurs sont montés sur la scène pour mimer une nage… Pourquoi pas ? ».
Avec Etrangement seuls, à partir d’un travail photographique s’établissant sur deux logiques : 1/ l’opacification totale de la scène, et donc la disparition de l’éclat; 2/ la mise en lumière/éclat d’un seul détail, voire d’un visage, Jean-Pascal Princiaux établit une fiction où des personnages analysent leur présence, leur rapport au réel selon les conditions de l’effacement de celui-ci par leur inclusion dans une logique de fiction. Ces analyses, reprises de Clément Rosset, qui combinent aussi bien théorie libidinale [construction du sentiment et de la part irréductible du mal] que réflexion dialectique sur la circularité de la représentation et de l’effacement de la présence, se construisent à partir d’une mise en situation sexuelle des protagonistes, au sens où ce qui excède la représentation semble bien tenir dans l’acte même de jouissance spontanée. Toutefois, comme le fait remarquer l’un des personnages, l’ingénieur, « toute force, toute parole libérée, est un tour de plus dans la spirale du pouvoir! ».
Ainsi le réel des personnages, de la fictionnalisation, n’est que le résultat d’une construction mentale d’une réalité, qui par oubli de son propre processus, se substitue à ce que pourrait être le réel, à savoir n’est autre que son double, parvenant à devenir l’original, en évinçant l’original, en le remisant dans le seul jeu d’un possible expulsé de toute représentation. Loin d’un simple travail esthétique de la photographie, nous l’aurons compris, Princiaux invite à une réflexion tout à la fois philosophique et politique sur le rapport à l’autre. Et c’est dans cette perspective que doivent être compris les enjeux du titre.
Quand on lit le texte, une chose étrange apparaît, tout à la fois nous faisons face à une continuité dialoguée et d’autre part, semblerait-il, seulement à une juxtaposition de monologues, comme si les paroles des protagonistes étaient totalement désajointées les unes des autres, comme s’ils répétaient un texte ne pouvant entrer en contact avec celui des autres, comme s’ils étaient enfermés dans leur crâne, tout monde commun implosant dans la seule représentation autistique en quelque sorte qu’ils s’en font. C’est bien ce qu’énonce d’ailleurs le médecin :
« Disons qu’il existe deux univers, expliqua le médecin. Le premier se trouve à l’intérieur de nos crânes… Une sorte de monde unique… Le second est ce que l’on nomme « univers phénoménologique ». Mais il n’est en fait que la somme consensuelle de tous les univers privés, augmentée à la rigueur des relevés objectifs des machines de tout poil. En conclusion, l’univers consensuel — parfois qualifié de « réel » — n’est lui aussi qu’un produit de la conscience. »
Et c’est ce dernier univers qui est atrophié par les liaisons entre les protagonistes, malgré la liaison à l’autre, Blanche, qui a lieu par la sexualité : éclat de réel immédiat et qui s’affranchit de toute reprise, étant immédiatement dialectisé dans un jeu de pouvoir et de représentation. L’ensemble des photographies vient dès lors renforcer cette solitude de chaque protagoniste, ceux-ci étant isolés dans l’ensemble de scènes floutées, irréductiblement disparues. Les photographies montrent à quel point le réel n’est à considérer qu’en tant que « trace sur un écran ».
Ce livre paru en 2004, est indéniablement à redécouvrir, et à mettre en perspective avec l’ensemble des questions qui se posent actuellement quant à la représentation médiatique et à la construction de la réalité. De même il s’agit d’une invitation à redécouvrir Clément Rosset, dont les analyses n’ont aucunement perdu leur pertinence.