Covid-19 : coronavirus disease 2019 (à tout ce qui est important, n’est-ce pas, on confère un nom anglo-américain). Mais pour nous, c’est covid-20 : comment vivons-nous sous covid-20 ?
Et pour ce qui nous concerne plus particulièrement, quels sont les effets du covid-20 sur le champ littéraire actuel dans toutes ses composantes ? Sans prétendre mener ici une étude approfondie, contentons-nous d’en énumérer cinq, en nous concentrant sur les mutations.
Regard panoramique sur le champ littéraire sous covid-20
1. Le coup d’arrêt porté à la publication des nouveautés de mars-avril et plus généralement à la diffusion des livres a pour corollaire une récession économique, certes, mais qui s’accompagne –paradoxalement, vu la pénurie – d’une quantité non négligeable d’offres consubstantielle à la logique consumériste : se devant de s’adapter à toutes circonstances, le Marché s’emploie à satisfaire les lecteurs-consommateurs en leur proposant livres et magazines en version numérique (beaucoup plus rarement en version papier). Bien évidemment, comme toujours le système en place favorise les poids lourds de l’édition comme de la vente en ligne. Cependant, signalons l’opération « Les livres de mars font le printemps », qui regroupe huit maisons d’édition indépendantes (Asphalte, La Baconnière, Aux Forges de Vulcain, Le Nouvel Attila, L’Œil d’or, La Peuplade, les éditions du Sonneur et les éditions du Typhon) dont l’objectif est de promouvoir auprès des libraires les livres qu’ils ont publiés en mars.
Au reste, tous les acteurs institutionnels se mobilisent pour suivre une logique de divertissement, à titre gratuit le plus souvent : c’est la foire aux podcasts, aux rétrospectives et aux offres disponibles !
Parmi les nouvelles stratégies qu’a occasionnées la pandémie, retenons la mise à disposition gratuite de certains titres (Le Seuil, La Fabrique…), les précommandes avec extraits en « teasing », etc.
2. Les préoccupations de l’espace sociopolitique liées à cette pandémie sont omniprésentes dans l’espace littéraire mais traduites de manière spécifique (effets de champ) par des clivages entre conservateurs et progressistes, tradition et innovation, pratiques orthodoxes et pratiques hétérodoxes… Si l’on voulait tracer une ligne de démarcation entre pôle (semi-)commercial et pôle autonome, on pourrait opposer la topique du confinement (que faire chez soi de « culturel » ? et si on témoignait de sa façon-propre-de-vivre-son-confinement ? bref, comment réussir-son-confinement !) à la poétique ou problématique créatrice (entre autres, la viralité, aux sens médical et informatique, comme objet formel ou réflexif).
3. Arrêtons-nous un instant sur l’émergence d’une forme pseudo-originale : le journal-de-confinement. Contrairement à ce qui a pu être avancé, ce n’est pas nouveau à proprement parler : qui a oublié le fameux Journal d’Anne Franck ? Que l’on songe également aux Carnets de la drôle de guerre, publiés après la mort de Sartre, et nettement moins connus il est vrai.
Les journaux de confinement que, désœuvrées, certaines stars littéraires publient dans des médias mainstream n’ont rien à voir avec le « journal de rien » du philosophe ; ce sont journaux des riens petit-bourgeois : grisaille-famille-Paris, entrailles-hygiène-propriété…
Le propre du pôle opposé est de renouveler le genre et d’inventer des formes singulières : dans les NEWS de LIBR-CRITIQUE, nous en signalons ; et on découvrira, de Philippe BOISNARD, le « Journal de confinement en quête de réseau »…
4. Nombreuses sont les prises de position des acteurs du champ les plus divers qui confinent à des discours d’emprunt tout aussi divers : virologique, épidémiologique… politique, statistique, économique, sociologique, journalistique…
5. Quant aux penseurs les plus divers, ils tombent pour nombre d’entre eux dans l’hybris intellectuel, qui oscille entre catastrophisme et prophétisme. Sans même parler des chiens de garde dont le flair opportuniste n’est plus à démontrer, passés maîtres dans l’art de se soumettre aux puissances médiatico-politiques, allant jusqu’à vêtir un président néolibéral de lien sartrien et de probité candide (Comment peut-on sainement et décemment affirmer une telle énormité : « Jamais nous n’avons été plus sartriens que sous le confinement mondial » ?)…
LIBR-CRITIQUE sous covid-20…
« Il devrait y avoir autant de revues qu’il y a
d’états d’esprit valables » (Antonin Artaud, Bilboquet, n° 1, 1923).
« Toutes nos idées sur la vie sont à reprendre à une époque
où rien n’adhère plus à la vie » (Artaud, Le Théâtre et son double, 1935).
« ce que j’ai à dire
je le lis d’abord
sur une paroi innommable
ce qui a plusieurs sens mais ici on retiendra celui de très sale
dont l’obscénité de sang et de merde vous couvre d’ivresse »
(Dominique Fourcade, Magdaléniennement, P.O.L, mai 2020).
La question que pose Jean-Claude Pinson dans son dernier essai, Pastoral. De la poésie comme écologie (Champ Vallon, mars 2020), est des plus légitimes : « L’art est-il sommé de traiter à chaque fois de l’époque dont il est le contemporain ? » L’évidente dimension rhétorique de l’interrogation donne à penser. Et le parti pris de LIBR-CRITIQUE consiste à laisser place au regard rétrospectif et à favoriser une pluralité de lignes de fuite, ce qui explique la grande diversité thématique et formelle. Il n’est donc pas question, comme c’est le cas pour les médias et les réseaux sociaux, de saturer notre espace de covid-20.
Sous covid-20, contrairement à certains blogs/sites dont le titre arbore fallacieusement les coquilles vides « libre(s) » et/ou « critique(s)/critik », LIBR-CRITIQUE accentue sa lutte contre ces sept virus capitaux : éclectisme consumériste/promotionnaliste ; conservatismes politiques et institutionnels ; patrimonialisme ; cuculturalisme ; suivisme ; tiédisme ; irénisme.
Dans le prolongement de notre position que synthétise l’article intitulé « La Place de LIBR-CRITIQUE dans l’espace des revues », plus que jamais il s’agit de viser une radicalité qui, sans rapport avec un extrémisme ou un militantisme quelconque, a trait aux recherches formelles et réflexives sur les questions traitées : contre la littérature des « situations moyennes » (Sartre), contre l’imposture postcritique qui se pose comme dissensuelle pour mieux rejoindre les valeurs consensuelles du demi-monde littéraire (Christophe Honoré plutôt que Valère Novarina !), notre voie est l’irreprésentable / l’innommable et notre état d’esprit est la mise en crise de nos idées sur la vie sociale et littéraire pour adhérer un peu plus à cette nouvelle vie qu’impose une civilisation en sursis.
C’est ainsi que LIBR-CRITIQUE est, non pas dans le post-, mais dans le faire, et dans un faire impétueux qui ouvre les possibles : en plus des chroniques et des NEWS qui se réfèrent à des pratiques exigeantes, les créations à lire/voir/écouter que regroupe le work in progress « covid-20 » vous propose des perspectives diversement libr&critiques (carnavalesque, épidémiK, fakepoetry… Sans oublier les transpoèmes de Laure Gauthier, qui jouent sur la tension entre parole et silence, visuel et sonore).
© 3 photo(montage)s : Philippe Boisnard et Joël Hubaut