L’Ombre des mots de Franck Jedrzejewski étudie, dans un travail minutieux d’enquête et d’analyse érudite, la question du sens dans les écritures expérimentales, restituant une mine d’informations, d’outils de réflexion et d’éclairages sur l’écriture poétique et les opérations à laquelle elle procède sur la langue et ce, dans une approche transversale, linguistique et historique.
Franck Jedrzejewski, L’Ombre des mots. Le sens dans les écritures expérimentales, Champion éditeur, 2013, 336 pages, 28 €, ISBN : 978-2-7453-2469-6.
L’analyse proposée s’attelle aux mots dans leur traitement (mutation, métamorphose), aux dérèglements de la langue, à sa déconstruction, ses processus d’hybridation et de télescopage (mots, sons), d’invention verbale.
Le sens ne saurait être confondu avec la signification, leur écart marquant la distinction fondamentale à tenir. La signification amoindrie, jusqu’à la perte d’un référent tangible, n’altère le sens constitué dans les démarches et les traitements réalisés sur la langue, les « combinaisons rythmiques et phoniques ». Le sens s’exerce, en une définition topologique, dans le rapport du mot et de sa place, en lien avec les sons, dans les liaisons de mots, les associations, la mise en espace des sons.
Le discours s’appuie sur de larges citations permettant d’en déceler les articulations et facilitant l’exploration linguistique à laquelle nous conduit l’auteur dans les fabriques littéraires et poétiques, historiques, de Rabelais jusqu’aux mouvements d’expérimentation les plus récents (avec une prédominance pour le XXème siècle), dressant ainsi, en même temps qu’un répertoire passionnant des figures de style et de leurs opérations sur la langue, un panorama, une anthologie des écritures sous l’angle de leurs expérimentations.
La construction du sens s’opère à l’écart des rapports sémantiques (dadaïstes, surréalistes), dans des détournements ou dans la production de sons, de timbres (Schwitters, P. Albert-Birot, Audiberti, I.Isou…), des effets rythmiques ou encore dans la construction d’une langue, glossolalie, d’une langue inventée, poèmes phonétiques, poèmes bruitistes dans lesquels l’abandon de la signification s’accompagne d’une production de sens, dans la voix, le son, le rythme.
Les dislocations du langage (dans le surgissement de l’onomatopée, d’un bégaiement…) ainsi que les détournements de la syntaxe lient le sens à la déconstruction, sens produit également par l’engagement dans l’espace, l’agencement textuel, la mise en espace des mots. Le sens est objet de recombinaisons, dans la fabrique de mots (création lexicale, néologismes, emprunts, mots-valises, dérivations…), dans des manipulations combinatoires, contraignantes (Oulipo), questionnées, redéfinies en retrait d’un sens sémantique et esthétique (poésie concrète)… L’auteur examine encore le cryptage du sens, les textes multilingues, le déplacement du sens dans le geste (poésie sonore).
Franck Jedrzejewski répertorie les procédés, processus de déconstruction, détournements, analyse les « déportations de sens », dans un relevé référencié minutieux mettant en évidence les différentes formes d’effraction vis à vis des structures de la langue, restituant leurs expérimentations (grammaticales, lexicales, rythmiques, typographiques).
L’Ombre des mots, dans une lecture continue ou ciblée et réitérée, invite à parcourir, dans un foisonnement d’analyses et de références, un ensemble de mouvements littéraires, poétiques, jalonné par l’apport de figures majeures dans la création des écritures expérimentales et la réflexion qu’elles suscitent, et ce, dans un questionnement du sens libéré, rapporté au travail même de l’expérience.