Guillaume Bergon, La spirale de la parole, Caméras animales, novembre 2010, 132 pages, 12 €, ISBN : 978-2-9520493-7-5. [voir la vidéo sur le site de l’éditeur]
Dans une certaine mesure, écrire sur ce triptyque qui compte tout juste cent entrées revient à s’interroger sur la subversion aujourd’hui : une posture avant-gardiste datée suscite, au mieux le sourire, au pire l’agacement… Reste que ce jeune écrivain de 31 ans nous propose un opéra spiralique-alphabétique qui ne manque pas d’intérêt. On le verra, cette ambivalence se retrouve dans la quatrième de couverture, qui oscille entre autopromotion moderniste et mise en valeur d’une certaine singularité.
Quatrième de couverture
Au commencement était le Verbe… et à la fin reste l’affirmation du Nom.
On peut se demander à la faveur de quelle collision d’astres Guillaume Bergon a canalisé une écriture aussi magnétique et addictive.
Le constat est que La spirale de la parole ne ressemble à rien de connu.
Sept ans de travail, de réécritures successives, ont été nécessaires à l’auteur pour aboutir à ce joyau : une langue qui abandonne le verbe, se fait incantation nominale jusqu’à la transe, pour atteindre un vertige de sons et de sens (l’ouïe de l’oeil) à travers la puissance psychédélique des mots.
Chronique
"Ceci n’est pas un livre" (p. 13).
« L’écriture ne peut pas transcrire la vie (uniquement la non-vie). Or, j’écris. Je ne peux pas vivre sans écrire. Pourquoi ? Là est la grande question. De nombreuses réponses ont déjà vu le jour. J’ai un problème avec le langage. C’est plus fort que moi. C’est "là" et je n’en sais pas plus » (92).
Une posture avant-gardiste datée…
Le dernier volet de ce triptyque nous en livre le véritable statut : un texte d’apprentissage qui tente de placer l’entrée en littérature sous les auspices de l’avant-garde… D’où la dimension programmatique de certains passages, consubstantielle à un état des lieux radicalement critique : "Il est temps d’en finir. Plus de pseudo-idées, ni description, ni narration, autrement dit, une imagination sans sujet. Quelque chose de vécu au jour le jour, comme un journal intime et non un roman" (p. 93) ; "Il faut tout détruire. Le réel n’a pas de définition" (97) ; "Il est complètement inutile de lire tous les livres qui sont publiés car la plupart ne sont que des merdes absurdes. Il faut lire les livres qui ont une raison d’être, c’est-à-dire ceux qui ont été écrits avec l’idée de la mort" (98)…
Seulement, cette avant-garde est datée : nous voilà revenus en pleine "ère du soupçon", du temps de Beckett, Blanchot… du Sartre de La Nausée, du Nouveau Roman… D’où la multiplication des topoï : tabula rasa, dépassement de la littérature et du livre, littérature et mort, vertige de la page blanche, "création pure", écrire-sur-rien, autoréflexivité d’une écriture qui exhibe ses conditions matérielles de possibilité… Arrêtons-nous un instant sur la principale intertextualité : comme le Roquentin de La Nausée, le narrateur est un homme seul miné par l’angoisse qui choisit l’écriture plutôt que la vie – une écriture visant l’ineffable… Outre la même mise en scène (publication des papiers trouvés d’un narrateur disparu), on y retrouve le code herméneutique propre au genre policier : l’énigme poétique/philosophique s’ouvre sur "Ça a commencé à ce moment-là…" pour s’achever par la résolution du problème.
La stratégie argumentative qui en ressort revêt assez explicitement la forme d’un syllogisme : les rares grands livres dans la production actuelle sont dérangeants et peu lus ; le livre que je suis en train d’écrire se veut différent des autres et donc rare ; mon livre sera inéluctablement dérangeant et peu lu…
Idiotie et opéra spiralique-alphabétique
"Tout est dans les lettres" (p. 107).
Le prophétisme fait partie intégrante de la posture avant-gardiste : "Un jour il y aura peut-être d’autres langages, un alphabet phonétique et télépathique […]. Ni lettres, ni mots, ni sons, ni sens. Le livre n’aura plus lieu d’être. La littérature ne sera plus rien, tout au plus une image légendaire, un point lointain dans la réalité" (113). D’où le projet d’un "alphabet en tant que non-art" (102), "absolu universel" (115), d’un archétype alphabétique "qui soit en même temps une expérience vitale et une révolution textuelle" (115) ; se revendiquant du Rimbaud de "Voyelles", le poète s’érige contre les autres références qui viendraient à l’esprit : "Quelque chose qui n’est ni épique, ni lyrique, ni dramatique, ni classique, ni romantique, ni symbolique, ni futuriste, ni dadaïste, ni surréaliste, ni lettriste, ni concret, ni sonore, ni visuel, ni métaphorique, ni littéral, ni quoi que ce soit de particulier mais quelque chose d’essentiel à la parole" (115)… La rhétorique du "ni… ni" vise toujours à suggérer qu’un texte est "inclassable", "indéfinissable"… Est-ce le cas ici ?
À partir des 26 lettres de l’alphabet français, il s’agit ici d’explorer "le génome du langage", le devenir-spirale de la langue, l’infinité de ses combinaisons, le vertigineux devenir-viral d’une langue-monde qui recycle tout, y compris les clichés. Parmi les centaines et centaines de syntagmes juxtaposés soixante-dix pages durant, examinons ceux qui rendent compte du processus de "saturation de l’écriture" : "un flux de prose ininterrompu", "un cosmos textuel", "une ritournelle perpétuelle", "une poétique elliptique et hypnotique", "une phonétique métastatique et métaphysique", "une poétique elliptique et hypnotique", "un babil cannibale", "un opéra primal"… C’est tout à la fois "une aporie littéraire" et "un opéra binaire" qui dévoile la structure rhizomatique de la langue en nous plongeant dans un espace paginal conçu comme un petit laboratoire de mécanique linguistique, un accélérateur de particules sonores et signifiantes : les interactions et télescopages entre signifiants et signifiés se présentent sous forme d’allitérations et d’assonances, de contrepèteries, de paronomases, d’oxymores, de métaphores…
Non seulement le texte est sous-tendu par des préoccupations oulipiennes, mais surtout il fait sienne l’anti-théorie de Christophe Fiat dans La Ritournelle (Léo Scheer, 2002) : nourri de la philosophie de Deleuze, il reprend un terme qui renvoie aux comptines de l’enfance et aux rengaines divertissantes pour mieux subvertir les langues dominantes (celles de la communication et de la littérature en place). Cette "machine de guerre langagière" est à la fois "ritournelle-machination" et "ritournelle-machinerie", dans la mesure où elle engendre une langue moléculaire qui entend "faire de la langue non plus une ontologie mais un montage, non plus un discours mais un processus, non plus un logos mais un nomos" (p. 95). Ce "montage rhizomatique" repose sur le mécanisme de la répétition, seul à même de dynamiser (dynamiter ?) la langue molaire par une fuite tourbillonnaire. Cette poésie engagée qui vise le "réel idiot" (p. 123) est un virus qui transforme la "langue métaphorique" en "langue métamorphique", en "langue-processus" (p. 127), en une "poésie de noms" : « les mots, sous l’effet de la ritournelle, prennent la forme de noms communs ou de noms propres, et les phrases la forme d’énumérations de séries (priorité du "et" sur l’auxiliaire être, sur le "est") » (p. 105).
En définitive, "révolution de la parole" et "révélation du réel" ne font qu’un, et la spirale de la parole peut avoir pour envers la spirale de la psychose – ce à quoi renvoient ici certaines formes schizophasiques comme certaines formules apotropaïques. Mais en fait, il s’agit d’un "processus de création continue (un espace-temps inouï)" (121) : tournant le dos à la société de communication, l’idiot se perd dans l’infini de la langue. En ce sens, effectivement, Je est un autre.
Fabrice,
Votre lecture du livre « La spirale de la parole » de Guillaume Bergon est très touchante. Merci!
Cher fab’ – très belle et puissante lecture d’un livre que je ne lirai pas, car j’en ai déjà lu un extrait dans la vidéo du site de Cameras Animales.
Quand tu parles de Topöi daté, je vois absolument ce que tu veux dire. Et je suis d’accord avec toi. Ce qui est dingue, c’est de lire la quatrième de couverture qui dit en gros que « ce livre ne ressemble à rien d’autre ». J’ai l’impression que ces gens là ne connaissent absolument pas la révolution poétique objectiviste (en fRance) des années 90-95 avec Java, Nioques, Al Dante, Bleu du Ciel, Fourbis/Farrago, La Main Courante, et POL. Pourtant Caméras Animales fut garant, il y a quelques années, d’une vraie passion pour la littérature expérimentale (et j’aimais leurs livres). Mais c’est vrai, que rien qu’en lisant l’extrait qui est sur la vidéo, je suis désolé, moi, ça ne me touche pas, ça ne me plait pas et je trouve même ça très mauvais par moment (comme : une destruction de la diction – une déstructuration de la fiction).
Merci, cher Sylvain, pour ton écho et au texte et à cet article : oui, quand je dis qu’on est revenu 70 ans en arrière, c’est exactement à ça que je pensais – l’oubli des révolutions poétiques de la fin du siècle… Ne reste que la dimension ritournellisée, avec des maladresses il est vrai – mais Guillaume Bergon est encore un poète en devenir, voire prometteur…
Il me semble que, quand on n’a pas lu un livre, on devrait se retenir de proférer publiquement des jugements à l’emporte-pièce sur un livre, son auteur, ses éditeurs, et la littérature en général tant qu’on y est…
Les éditions Caméras animales ont eu le mérite de publier ce livre qui, pour être prometteur, n’en témoigne pas moins d’une certaine méconnaissance du champ actuel : c’est cette erreur de champ associée à une certaine inventivité verbale qui m’a conduit à écrire ce long article. LIBR-CRITIQUE se doit de soutenir les auteurs et les éditeurs qui prennent des risques, mais sans tomber dans la lisse-critique… d’autant que nous nous situons dans une perspective sociogénéalogique (l’historicisation ne peut que favoriser la relativisation).
Pour ce qui est de ces éditions, je me garderai bien de porter le moindre jugement, n’ayant pas étudié leur catalogue – mais sur ce point je sais que Sylvain en connaît un rayon (du reste, il rend hommage au travail passé de cette maison).
Cher Mathias,
je ne réagissais que par rapport à l’extrait que j’ai lu sur la vidéo. Et puis cet extrait ne m’a pas plus donc j’ai dit que je n’achèterai pas ce livre. Ce n’est pas un jugement sur tout le livre. Mais tu comprendras que même un amateur de littérature expé comme moi ne peut pas tout acheter et que je dois avoir des priorités et que cet extrait, s’il n’est peut être pas très représentatif du livre, eh bien, c’est lui qui a été choisi. Je n’ai pas aimé cet extrait point. En plus tu me fais un procès d’intention car j’ai connu Guillaume Bergon alors qu’il n’était qu’encore un jeune étudiant de philo à Bordeaux. Et à l’époque il avait même publié un livre à compte d’auteur (il devait avoir 19-20 ans) que j’ai toujours… Si tu veux, juste une indication, choisissez mieux les extraits que vous donnez à lire… Car les livres sont chers et on se positionne comme on peut…
Quand j’ai reçu ce livre, j’ai lu les deux premières pages… et je l’ai refermé et mis de côté : trop de maladresses… Un mois plus tard, j’ai attaqué la 2e partie : le décalage entre la quatrième de couverture et le contenu très « old modern school » m’a fait réagir au plan socio-historique (d’où les deux premiers tiers de mon article : analyse généalogique et mise en garde)… j’ai donc repris le tout, et trouvé quelque inventivité dans une poésie de noms théorisée par C. FIAT et mise en pratique à un tout autre niveau par NOVARINA…
C’est ce petit noyau de matière verbale que Guillaume Bergon va devoir travailler pour trouver réellement sa voie…
Précisions et divers :
* Même si nous la relayons avec plaisir, la vidéo http://vimeo.com/19143786 émane de Samuel Zarka (revue Droits de Cités) et non de Caméras Animales (d’ailleurs le texte en question n’est pas repris selon la mise en page du livre, élément important).
* Le premier livre de Guillaume Bergon, L’amourir, ne fut pas publié « à compte d’auteur » mais par un petit éditeur (Éditions du Non Verbal, 1999).
* Sylvain Courtoux a été publié par Caméras Animales en 2007, dans le livre collectif « Raison basse » (où il fut particulièrement mis en avant), il est ainsi évident, s’il était besoin de le préciser, que nous nous « connaissons ».
Un lien vaut mille mots http://www.camerasanimales.com/presse/Sangars-Chronic%27art-RB.html
Donc le « ces gens-là », et le reste : no comment ! 🙂
* Caméras Animales a une position sur la littérature, avec laquelle on est libre d’être en désaccord, mais qu’il est moins « honnête » d’ignorer.
Cette position est exprimée :
– par d’assez nombreux entretiens (papier, Web, radio…), dont par exemple celui donné à Philippe Boisnard ici même sur Libr-critique [http://www.t-pas-net.com/libr-critique/?p=672], repris ensuite dans le n°4 de la revue Carbone [http://le-mort-qui-trompe.fr/article180]
– par l’ensemble de nos publications, et Raison basse en particulier, illustration d’un plan de consistance différent http://www.camerasanimales.com/livre05
– par le Manifeste mutantiste 1.0 [http://mutantisme.free.fr/] dont des éléments (prolégomènes) parurent d’ailleurs ici même également
– par notre site http://www.camerasanimales.com/…
et quelques autres trucs…
* Le point de vue des éditeurs :
Nous sommes en désaccord avec l’insistance de cet article sur la troisième et dernière partie du livre, qui est à nos yeux une partie secondaire (placée dans le livre pour des raisons stratégiques : donner quelque chose de plus facile à se mettre sous la dent pour les lecteurs qui ne pourront/sauront lire « LSDLP » + introduire une hétérogénéité (ce que nous avons fait dans tous nos livres), une surface de texte différente).
« La spirale de la parole » consiste principalement dans ses parties I et II, qui ne sont pas « prometteuses », mais un achèvement en soi, c’est-à-dire, ici, 80 pages originales d’une musique très particulière.
Si cela ressemble à un autre livre, merci de nous indiquer précisément lequel.
Les références (estimables) à Sartre, Blanchot, Beckett, au Nouveau Roman, à Novarina (baroque en comparaison) ou à Fiat ne nous semblent pas rendre la spécificité de ce texte, avec lequel un contact direct, « charnel », sensuel et sonore, ne semble pas avoir été tout à fait établi, sinon par l’entremise du concept de ritournelle.
Effectivement, le discours de Guillaume Bergon sur son propre travail est ici moins intéressant que son travail même. Cela ne nous dérange pas.
Enfin et surtout, quelles que soient nos divergences de vue, bien naturelles, merci à vous, cher Fabrice Thumerel, et au site Libr-critique, pour cette critique attentive, témoignant d’un véritable effort de pensée. Continuez à ne surtout pas nous ménager !
Les Cam_An
Merci à vous pour toutes ces précisions et pour ce dialogue critique.
Je ne pense pas vous avoir malmené outre mesure : notre rôle étant, dans la limite de nos moyens, de pallier les limites, les dérives et les vides de la critique médiatique, nous essayons de sortir du silence un certain nombre d’oeuvres et d’éditeurs exigeants qui n' »intéressent » pas le « grand public »… Et notre pratique se veut rigoureuse, indépendante, informée par des savoirs et savoir-faire ; historicisante également. D’où la perspective généalogique qui relativise une dernière partie pas si négligeable (30 pages exactement sur 100 : c’est tout de même un tiers !) : on ne trouve objectivement ici qu’une resucée des topos modernistes. Quant aux deux premières parties, incontestablement elle met en pratique, parfois laborieusement, parfois avec bonheur, la théorie de la ritournelle.
Voyez notre triste condition : sans parler des pratiques du champ commercial (en amont de toute publication, les attachés de presse des grandes maisons servent sur un plateau ce-qu’il-convient-de-dire aux « journalistes indépendants » des « grands médias »), aujourd’hui, quand un article critique est favorable, souvent sans nous demander notre avis, l’éditeur le capture pour l’afficher sur son site ; mais quand il est vraiment critique, il n’est pas rare que l’éditeur nous fasse la leçon et poursuive son discours autopromotionnel…
Faut dire, face aux grands enjeux de l’édition et au mythe d’une communication directe et transparente du « public » avec les « produits », que valent 25 ans de lecture/écriture/réflexion/méthode/théorie/approche de l’histoire littéraire/débats et rencontres/expérience des milieux littéraires ?…
Mais ceci est un débat plus général.
Pour en revenir aux éditions Caméras animales, je resterai attentif à vos publications.
Bonne continuation à vous !