Books, n° 7 : " Internet rend-il encore plus bête ? ", juillet-août 2009, 5,50 € ; dossier : p. 12-62.
Qu’on se rassure, le titre de cet intéressant dossier ne fait que reprendre une idée reçue pour mieux la remettre en question. Laquelle idée reçue est cautionnée par ces deux contempteurs des nouvelles pratiques culturelles que sont Nicholas Carr (The Atlantic, juillet-août 2008 ; version française de l’article) et Mark Bauerlein (The Dumbest Generation, 2007) : selon eux, les TIC nuisent à notre concentration, nous rendent inaptes à la lecture cursive, nous polluent à tel point l’esprit qu’elles nous abêtissent… L’information s’étant substituée au savoir, ces nouvelles technologies de l’information et de la communication ont engendré une moi génération de docteurs en googling experte en tchat, surf et copillés-collés, mais inculte…
" C’est presque une rengaine pour la génération aînée de se plaindre
des dévoiements de la génération plus jeune " (Julien Freund, La Décadence, 1984)
Seulement, l’étude commandée par la revue à Opinion Way en mai 2009 révèle que si en effet c’est dans la tranche d’âge circonscrite entre 18 et 34 ans qu’on lit plus ou autant sur internet que sur des supports papier (60 % environ), il n’en est pas moins vrai que ces mêmes jeunes gens déclarent lire plus de romans et de livres d’idées qu’il y a cinq ans. Par ailleurs, pour cette même génération qui surfe sur la Toile, regarde des séries TV jugées ineptes et s’adonne aux jeux vidéo parfois jusqu’à l’addiction, on enregistre une augmentation du QI… Force est donc de constater que si les jeunes Occidentaux sont aujourd’hui moins réceptifs à la culture traditionnelle, ils possèdent néanmoins d’autres compétences que leurs aînés. Et si crise de la culture humaniste il y a vraiment, elle est antérieure à l’avènement d’internet, Georges Steiner la déplorant depuis une trentaine d’années, et, d’après James Bownman, s’explique par la démission d’enseignants qui, renonçant à leur rôle de « gardiens de la culture », ont cédé au ludisme ambiant pour ne plus transmettre ni le sens de l’effort ni le plaisir de la lecture.
Parmi les autres facteurs de relativisation, Larissa Macfarquhar nous met en garde contre l’hypervalorisation du livre : « tous les livres ne valent pas d’être lus et toutes les séries ne méritent pas l’indignité. » En 1997, le facétieux Umberto Eco lançait déjà ce pavé dans la mare : « Si internet parvient à réduire le nombre de livres publiés, ce sera un progrès culturel considérable » (postface à The Future of the Book, University of California Press). Qui plus est, Joaquin Rodriguez nous rappelle que les craintes suscitées par les progrès techniques sont ancestrales : Socrate stigmatisait l’écrit comme atteinte à la mémoire et à la transmission du savoir…
" Parce que la technologie progresse, nous nous imaginons
que nous progressons nous aussi du même pas " (Aldous Huxley, Island, 1962).
Ce n’est d’ailleurs pas le moindre des paradoxes que nous assistions à la renaissance d’une culture oralisée. On se souvient de celui qu’évoquait Alberto Manguel dans Une histoire de la lecture (1996 ; trad. fr., 1998) : la lecture sur écran nous reconduit du codex au volumen, c’est-à-dire au défilement des rouleaux. Mais cet autre paradoxe qui se dégage aujourd’hui est le suivant : à l’ère de la lecture arborescente, surgit une nouvelle forme d’horizontalité, au plan axiologique cette fois : sur le grand Marché de la communication, les commentateurs comme les produits artistiques ne se différencient plus que sur l ‘échelle des goûts individuels. Exit le problème de la valeur. C’est contre cette dérive que s’est constituée Libr-critique.com.
Aussi l’intérêt de ce dossier d’une cinquantaine de pages est-il de ne pas s’en tenir à une réfutation des idées reçues qui se réduirait à une simple défense et illustration des bienfaits des TIC. Sont également pointés les paradoxes et dangers du Tout-internet : le culte du moi et de l’amateurisme, la facilité et la superficialité, l’instantanéisme et l’hypersubjectivité, l’idéologie marchande d’un web 2.0 qui apparaît bel et bien comme un nouveau mythe capitaliste… En définitive, même si au regard de la longue histoire des savoirs le bouleversement numérique est loin d’être une révolution (Laura Miller), ressort du débat cette quasi-certitude qu’avec le passage de la lecture linéaire à la lecture rhizomatique nous sommes en train d’assister à une mutation cognitive (le « cerveau analogique » cède le pas au « cerveau numérique » − cf. J. Rodriguez).
Reste que l’on gagnera à enrichir cette réflexion par la consultation du site spécialisé fondé par le sociologue Pierre Mounier (homo-numericus.net), du numéro d’Esprit consacré à l’ « Homo numericus » (mars-avril 2009), ou encore au livre de Milad Doueihi, La Grande Conversion numérique (Seuil, 2008) ; et que, par ailleurs, on pourra mieux comprendre l’engouement multimédiatique et le recul de la culture anciennement légitime, en lisant la somme passionnante de Bernard Lahire, pour qui la mutation majeure tient à l’éclectisme des pratiques (La Culture des individus, La Découverte, 2006).
Et vous, comment lisez-vous sur support numérique ? des textes courts ? en diagonale ? Lisez-vous plus sur support papier ou numérique ?
quand je lis j’annote baucoup et souvent parce que je ne comprends rien et que je réfléchis à mort (sans blagues). j’ai essayé d’annoter sur mon écran mais le crayon papier (idéal et bien nommé) ça ne tient pas ! au termes de nombreux essais, j’ai opté pour le marqueur qui s’est avéré peu pratique et coûteux en écrans (un risque sérieux de mélanger les annotations, voir celui – rapide – d’une illisibilité si on utilise un indélébile, comme moi). après plus de 1800 écrans, je me suis donc résolu à imprimer ce que je lis sur le net. j’ai ainsi réalisé de grosses économies qui m’ont permis d’acheter pas mal de livres auxquels renvoyaient mes notes.
Justement beaucoup de difficultés à lire sur support numérique. 1ère étape de survol du texte, qui m’intéresse a priori. Si c’est un texte long, et que j’estime qu’il va m’être utile, me procurer du plaisir,… je l’imprime. Que Nicolas Mulot (et sa troupe d’écoGoGos) me pardonne ! Je relie, je surligne, je travaille sur le papier. Mais le Ternet me permet d’éviter de lire trop de livres, en lisant et en croisant les critiques sur les auteurs/ouvrages, je peux non-lire beaucoup de choses. Et en parler ! Merci Pierre Bayard !
En termes de réflexion sur la technologie et le progrès, peu d’auteurs ont autant écrit qu’Aldous Huxley. A la lecture de Books n°7, une citation que vous reprenez dans cette même page m’interpelle: « Parce que la technologie progresse, nous nous imaginons que nous progressons nous aussi du même pas » (Aldous Huxley, Island, 1962), cité par Umberto Eco, cité lui-même par l’auteur de l’article.
Souhaitant réutiliser cette citation dans un de mes écrits sur la question, je décide par acquis de conscience de vérifier sa véracité à la source. J’ai donc lu Island avec bonheur, mais je n’y ai pas trouvé cette phrase… Quelqu’un saura-t-il m’aider à en retrouver l’auteur?
Serait-ce une distorsion d’une autre citation du même auteur: « Technological progress has merely provided us with more efficient means for going backwards. »? (dont je ne parviens pas à trouver le contexte non plus)