Mathieu LARNAUDIE, Les Effondrés, Actes Sud, 2010, 182 pages, 18 €, ISBN : 978-2-7427-9010-4.
Qui a dit que la littérature française est nombriliste ? Il fallait être aussi ambitieux qu’audacieux pour s’attaquer à un tel sujet : la crise financière qui a frappé autrement que les attentats du 11 septembre 2001 un espace mondialisé dans lequel le capitalisme était devenu l’ordre naturel des choses, provoquant le déclin de l’ère post-historique. Après Une livre de chair de Pia Petersen en février dernier, Actes Sud publie un texte d’une tout autre facture avec ces Effondrés d’un jeune romancier de 33 ans déjà connu pour Strangulation (Gallimard, 2008), sa revue Inculte et la collection qu’il dirige aux éditions Burozoïque, "Le Répertoire des îles". (On peut, du reste, retrouver ces deux auteurs dans un reportage d’Arte sur les écrivains et la crise économique).
Voici les deux premières parties d’un article qui sera suivi d’une courte discussion avec l’auteur : "Très riches heures de dépit…" ; "Post-Histoire et histoires…"
Ils occupent, dans le monde de l’argent, du business ou de la politique, des places dominantes lorsque survient à l’automne 2008 ce violent séisme qu’on appellera : crise. Aussitôt certains vacillent, s’effondrent, passent aux aveux, disparaissent ou se suicident, tandis que d’autres, au sommet des Etats, font rempart de leurs discours, explications, plans de sauvetage, remèdes en tout genre. Qu’ont-ils en commun ? – D’avoir contemplé l’inimaginable. Car, quoi qu’il en soit aujourd’hui de leur rétablissement, c’est bien le dogme de la fin de l’Histoire qui, avec leur sacro-saint libéralisme, a mordu la poussière. Ni récit catastrophe ni roman social sur la France d’en bas, Les Effondrés saisit quelques personnalités fameuses (ou fictives) dans l’inexorable débâcle de leur édifice idéologique. Il y a certes un peu d’insolence à confronter ainsi littérature et faillite de leur dogme. Et beaucoup d’ironie dans cette "immortalisation" de leurs bien fâcheuses postures…
Chronique : I. Très riches heures de dépit…
En vingt-quatre chapitres, comme autant d’heures qu’on martèle – ces "très riches heures de dépit" (p. 133) –, avec un phrasé à vous couper le souffle (après une première phrase de huit pages, certains chapitres ne comptent pas plus de deux ou trois phrases), qui fait inévitablement songer à Proust – référence que n’a pas manqué de souligner Claro dans son article intitulé "À la recherche du tant perdu" –, ne retenant du simultanéisme romanesque (romanciers américains, Sartre ou Giono) que l’évocation d’un même phénomène dans un espace éclaté (États-Unis, France, Allemagne…), Mathieu Larnaudie dissèque les mécanismes de "la crise", "la crise actuelle, sa dramaturgie planétaire et sa propagation instantanée, son cortège panique de conversions, de renversements et d’effondrés" (117), se concentrant sur la métamorphose des "winners" en "effondrés" aussi effarés que les personnages rimbaldiens. L’intensité comme la réussite dramatiques de cette chronique-fiction résident dans le parallèle entre effondrement économique et effondrement psychologique – la faillite conduisant même certains au suicide –, mais aussi dans l’effacement des "vrais" acteurs (Madoff, Sarkozy, Merkell, Greenspan – directeur "remercié" de la Banque centrale des États-Unis –, Ospel – ancien président d’une banque suisse –, le patron de Lehman’s Brothers, le PDG d’UBS…) au profit de leur fonction, de leur surnom ("maestro", "Gorille", "requin", "cobra", "taureau"), voire de leur caricature (le président français est présenté comme un "tribun à talonnettes reconverti en moraliste de pupitre" – p. 151).
II. Post-Histoire et histoires…
Autre réussite, la correspondance entre la technique narrative choisie et la crise de la représentation contemporaine, née des interrogations socio-philosophiques sur le voir comme des interrogations théoriques et historiques sur les paradigmes narratifs : puisque l’interprétation de quelque réalité que ce soit semble difficile, voire impossible, l’écrivain multiplie les micro-récits afin de saisir l’"événement global" (130).
Plus précisément, il lui faut inventer un palais de glaces aussi sophistiqué que les montages financiers internationaux ou, plus généralement, que la mosaïque de représentations qui constitue notre "réalité" ; il lui faut trouver un équivalent de ces constructions à la fois financières et médiatiques que sont nos sociétés-écrans. Aussi, pour ne pas s’égarer dans le labyrinthe de notre société-simulacre (Baudrillard), lui faut-il opérer des coupes et découpes dans le polypier des récits recomposés de l’affaire – "une affaire, c’est-à-dire le motif d’une pléthore d’articles de journaux, de films documentaires, de livres d’enquête" (118). Serait une solution "la technique du cut-up mise au point, en de tout autres temps, pour interroger et subvertir le langage du pouvoir et de l’information, révéler ses structures, y opérer des connexions inédites, par une poignée d’Américains outsiders et excités" (20). Toutefois, à cet agencement discursif il préfère de longues coulées verbales qui intègrent faits, discours ou récits de vie : le mode romanesque offre l’avantage d’appréhender "la crise" dans les plis du social (cf. sociopsychologie de Bernard Lahire), à savoir au travers de consciences individuées que la perte de l’illusio (Bourdieu) a plongées dans l’angoisse et donc dans la lucidité : "(il disait : ce modèle a brusquement cessé de fonctionner) (il disait : une manière de vivre a été remise en question)" (150). Et adopter le point de vue des cannibales de la finance mondiale, c’est franchir les arcanes d’un microcosme privilégié, avec ses codes et rites de caste, c’est "endosser les gimmicks et les postures d’une uniformisation volontaire, critères électifs d’une subtile dialectique entre distinction et reconnaissance" (68), c’est entrer dans les légendes dorées, les mythologies (Barthes) de "l’homme de pouvoir et d’argent" (123)…
Il fallait être aussi ambitieux qu’audacieux pour s’attaquer à un tel sujet