Jacques Sivan, Pendant Smara suivi de Pissarro & co, Al dante, novembre 2015, 144 pages, 15 €, ISBN : 978-2-84761-737-5.
Dans l’exploration des formes d’écriture et la confrontation des langues inventées et normatives, Pendant Smara s’apparente à une forme de journal expérimental où l’hétérogénéité et le travail de montage densifient la matière textuelle. En clôture du livre, Pissarro & co se rapporte à un récit biographique fragmenté, dans des préoccupations communes de langue et d’expérimentations formelles.
Pendant Smara reprend les marquages temporels du journal qui se fondent dans le texte au cours de son avancement mais l’encadrent et le ponctuent l’ancrant dans une durée (du « mardi 20 mars 2000 » au « vendredi 2 mai » sans doute 2001). Si les dates semblent emblématiques (première date précisée « 1er jour de printemps », également 1er mai et jour d’anniversaire), en retrait, dans l’amorce du texte, se détachant ainsi en caractère gras, dans des marquages réguliers et complets (jour, numérotation, mois), des modifications s’opèrent sur ces notations dans la progression du texte. Des indications d’horaires et de circonstances (de lieu le plus souvent) peuvent y être ajoutées. La date également, par endroits, se trouve dissociée du segment circonstanciel le complétant, des bribes d’une langue inventée, proche d’une langue à caractère phonétique, venant s’intercaler et brouiller les repérages de lecture. Ces marquages d’horaires très précis s’amplifient au fil du texte. La clôture de la première section de Pendant Smara s’effectue un 1er mai (de l’an 2001 semble t-il), date à laquelle s’ouvre la seconde section, dans une forme de continuité temporelle (« nuit du jeudi 1er mai au vendredi 2 »).
Si ces notations temporelles sont absentes de Pissarro & co, son mode d’écriture se rapproche du récit biographique syncopé, travaillé par l’expérimentation, dans une structure et démarche semblables à celles de Pendant Smara, dans l’agencement des formes d’écriture et l’hétérogénéité des matériaux textuels.
Jacques Sivan explore remarquablement la langue dans ses ressources phonétiques, la questionnant dans son rapport à l’oralité et à l’illisibilité, la confrontant à une langue normative. Une langue inventée occupe l’espace textuel et progresse par contamination, sur cette langue normative, la réduisant puis, en alternance, et dans une imbrication de plus en plus forte, se défaisant au profit cette fois de l’autre langue. Ces contaminations successives en alternance sont visualisées par des marquages typographiques, de polices et de couleurs.
Dans cette recherche visuelle, des vignettes colorées sont introduites (selon le type de registre de référence, ainsi des encadrés jaunes pour ce qui relève du slogan publicitaire, des vignettes violettes pour ce qui se rapporte au texte lui-même). La multiplication des sens et des procédés de lecture sont ainsi rendus possibles, coupant la linéarité de celle-ci dans l’utilisation des codages et des éléments typographiques. Les systèmes mis en place se complexifient dans la seconde partie (introduction d’un double codage sur des mêmes segments : de couleur + caractères en italique/droit, ainsi la couleur noire revêtant une écriture normative, les segments en caractères droits concernant des registres à caractère technique et informatif, en italique, le récit).
Des données techniques, d’urbanisme, des éléments de sociologie urbaine ainsi que des bribes narratives intègrent la matière phonétique d’une langue inventée. Le territoire exploré est celui d’une « ville-méduse ». L’espace est également celui d’une marche et de paysages désertiques (Smara se référant géographiquement à une ville dans un désert d’Afrique du Nord). Il rencontre aussi celui d’un imaginaire, fictif (« pour me distraire pendant l’effort je me suis coiffé d’un bonnet en matière synthétique équipé de capteurs qui génère de la musique en fonction de ma pression artérielle, de ce que je vois et de l’état mon moral » – p. 53).
Dans une forme singulière de journal (absence de référents temporels, mais notations régulières d’un quotidien), Pissarro & co se réfère au milieu des impressionnistes. Des bribes de documents techniques, citations, document de contrat artistique, documents concernant le marché de l’art et précisément la cote de Pissaro en 2010 marquent le texte sous la forme d’encadrés. Les échos formels entre les deux ensembles Pendant Smara et Pissarro & co participent ainsi à l’unité du livre dans un travail riche d’expérimentations.