Cela fait quelque temps déjà que dans divers sites, la question est posée, que cela soit avec beaucoup de pertinence et régulièrement par exemple chez François Bon, que cela sur le site de la feuille d’une manière récurente notamment avec cet entretien de Pisani, ou bien ces derniers jours dans une longue discussion née dans les commentaires du blog Léo Scheer.
Mais depuis quelques jours un article de Jean-Michel Salaun, sur son blog-note, circule beaucoup, car dès son titre évocateur, il interpelle, pose question, excite une certaine forme de curiosité : il porte sur “la résistance du livre”.
Pour quelles raisons le livre papier, contrairement à certaines autres créations qui sont passées très facilement dans le numérique, exerce-t-il une forme de résistance par rapport à sa numérisation en masse, et à un seul rapport numérique ? Autrement dit, en quel sens la dématérialisation du livre par rapport à son support semble impliquer spécifiquement une forme de difficulté, de résistance qui n’est pas rencontrée avec la musique par exemple, voire les oeuvres vidéos ?
Je ne reprendrai pas ici tous les arguments qui on été donnés, renvoyant directement aux liens que j’ai donnés ci-dessus. Mais je poserai cette question : que lit-on quand nous lisons ?
Comme je l’expliquais en commentaire de cet article de JM Salaun : il m’apparaît que la question de la lecture d’un livre est liée à la question de la préhension, de la main.
Quand je suis face à un ordinateur, ou bien quand je tiens un e-book-reader, il est évident que la main n’est pas absente, il est évident que je touche, caresse des doigts l’écran ou bien le trackpad. Il y a une forme de sensibilité, une forme de sensualité. Mais quand je tiens un livre, que je lis, ce ne sont pas les mêmes modalités de préhension par la main. ce n’est pas le même touché, et la même dimension matérielle qui est touchée.
Un livre est un objet matériel qui spécifiquement différent d’un ordinateur ou bien d’un e-book-reader. Le texte n’est pas virtuellement stratifié, soit selon la logique du rouleau que l’on déroule, soit selon des onglets de page, mais il est physiquement stratifié. Sa dimension paginaire est inscrite sous les doigts à tout instant, ce qui amène que lire, n’est pas faire face à un écran (celui de la page) mais à un corps qui suppose un travail des doigts. Je crois que cette question de la lecture comme travail des doigts est importante. On minimise le fait que lire s’accomplit dans ce rapport là. Mémoriser un livre n’est pas seulement un travail de l’intellect, c’est aussi un travail de la main : je corne, je reviens en arrière selon l’effort mnésique du touché.
Avec un écran, si la main accomplira parfaitement le clic pour revenir en arrière, c’est seulement un travail de l’esprit que de se souvenir. La main ne touche pas un livre, elle touche un support qui transmet le texte, et qui n’est pas modifié par la lecture particulière et unique de ce texte là. Alors que chaque livre que je lis est toujours transformé par cette lecture particulière de ce texte là particulier.
Ce qui me conduit à revenir à la question initiale : qu’est-ce que je lis quand je lis ? Je ne lis jamais le livre, je lis un livre.
Lire un livre, ce n’est pas lire seulement une oeuvre de l’esprit, à savoir avoir accès seulement au sens, mais c’est immédiatement aussi être en contact avec une réalité préhensible, déterminée, constituée matériellement.
Lire est irrémédiablement lié au support de la lecture, au sens où, contrairement au disque (quoi qu’il faudrait se poser la question de la résistance aussi du vinyle, qui est lié à une autre forme de touché, très intéressante notamment chez les DJs). La machine qui lit un texte n’est autre que l’oeil et le cerveau. Le CD est introduit dans une machine de lecture, ce qui amène que pour écouter le CD, on s’en détache corporellement au profit d’un lecteur extérieur. De même un film, pour être vu a besoin d’une technologie extérieure. Un livre ne peut être lu que par l’effort que le lecteur humain fait de décoder les caractères. Il est la technologie de traduction du signe au sens.
De plus lire, n’est jamais faire face au livre en totalité. Le livre, comme réalité, est une généralité conceptuelle, sans image possible, qui enveloppe tous les livres. Le livre est la bibliothèque infinie, et s’il devait être matérialisé, il devrait pouvoir dans son unité haptique donner accès à l’infini des livres. Le livre est une réalité borgésienne, qui cependant peut trouver son corrélât empirique par le numérique. Le micro-ordinateur qui contient dans sa mémoire tout une bibliothèque, n’est pas un livre, mais renvoie à la réalité de la forme générale du livre. Il est le livre en tant que réalité matérielle qui n’est pas différencié en un livre. De même pour le e-book-reader.
Ceci pose la question de savoir quel rapport nous avons au livre, à un livre. pour beaucoup, l’affect de la lecture est lié à la particularité du livre lu. Un livre affecte, et cet affect n’est pas polarisé seulement sur le sens, ce qui n’est pas matériellement-là, mais il se polarise sur l’unité livre-sens. Aimer un livre, c’est aimer ce livre-là de papier, que je tiens, que j’ai parcouru. Il y a dans la lecture une aventure matérielle du frayage, du paysage-texte, de la géo-graphie du papier.
Ce sont mes doigts qui ont tourné les pages. Ce sont mes doigts qui ont corné certaines pages, écrit certaines notes.
Je ne tiens pas le livre quand je lis un livre, mais je tiens toujours ce livre-là, unique, qui n’est pas le même que cet autre exemplaire que je peux voir chez un ami, ou en librairie.
La résistance du livre, c’est cette donation d’être : à la fois le texte apparaît phénoménalement comme le même d’un exemplaire à un autre, et à la fois il n’est pas le même car sa donation ne se fait que dans cette substance spécifique que j’ai entre les mains.
Est-ce que j’ai le même sentiment avec un fichier numérique d’un texte ? Non, car abstrait de la singularité d’un support qui lui est spécifiquement rattaché, ce fichier d’un texte, est duplicable, il n’est pas unique, il n’est pas un livre.
Complètement d’accord. Il ne faut pas sous-estimer tous ces aspects là, du livre. Il n’est pas un simple réceptable de contenu ou de forme. Pas un simple vecteur de communication. Cf. également sa valeur symbolique & son poids historique.
C’est vrai ce que tu pointes là du doigt : cette question historique/symbolique à relier à sa matérialité. Il faudrait réfléchir à cela. Aller voir du côté des historiens (il doit y avoir des essais là-dessus) voire des sociologues.
Il y a plus encore, dans le rapport au livre, je voudrais souligner (on va voir que c’est le cas de le dire) trois choses
1. On n’a jamais rien inventé selon moi quelque chose qui soit aussi pratique que le livre. Comment emporter un écran partout, de la même manière, dans le sac, la poche, le train, le lit. Il m’arrive de lire en attendant le bus, à la caisse, dans les encombrements, etc. Ce n’est tout de même pas quoiqu’on en dise aussi simple avec un écran, même petit (et puis, hélas, peu de risques de vol à l’arraché avec un livre !) Et puis il y a la question cruciale de l’énergie, si l’e-book ou son avatar n’est pas chargé, plus de lecture, je suis en rade……
2. Le livre a une odeur, une couleur, un poids, le papier a un grammage, la typo est importante, il émane du livre, l’objet, quelque chose que jamais l’électronique ne pourra rendre. Je trouve pratique certes mais un peu triste de me dire que le texte est désormais séparé de son support, et que sur le même écran, dans le même cadre je vais afficher successivement Michaux et Joyce…. sans parler du rapport aux livres déjà lus, que l’on a imprégnés de soi par sa lecture (ce qui rend parfois difficile de prêter certains livres)
3. Et quid du soulignage, pour moi essentiel, de l’annotation du livre. Je vais dans ma bibliothèque, j’ouvre le livre, instantanément je retrouve par mes soulignés, mes petites crois, mes flèches, l’essentiel du livre pour moi. Je me vois mal partant à la recherche dans le déroulé du texte sur l’écran de mes éventuels surlignages….
Je ne suis pas rétro, loin de là, je crois, je me suis emparée des outils internet avec vigueur, et je les utilise en fonction de ce que je veux faire (une revue de poésie très active en particulier) mais je crois que le livre a pour lui des qualités qu’il sera difficile voire impossible d’égaler.
D’où sans doute sa résistance.
Mais que coexistent les différents moyens de lire, oui, bien sûr.
Chère Florence, oui, tout à fait d’accord avec ces trois remarques. les remarques 2 & 3 je les ai développés d’ailleurs dans des commentaires concernant les posts déjà mentionnés.
_ ta remarque 3 est celel qui m’intéresse le plus : la question de la note, de l’annotation, de cette mémoire de la lecture que nous avons par l’écriture.
On corne, biffe, glisse des signets physiques, des marques qui sont autant de traces tactiles de la lecture.
C’est ce qui me dérange dans l’ordi, le fait que je n’ai pas accès au texte comme livre, mais au texte seulement comme sens. C’est pour cela que je ne crois pas que cela soit des livres (au sens de codex) sur internet, mais bien plus de texte. un livre disparaît dans sa numération.
Ce qui renvoie alors à la nécessité de penser des textes spécifiquement pour le net, ou encore des oeuvres littéraires numériques. Jean-Pierre Balpe a défriché cela avec la question de l’hyper-fiction. De même François Bon s’interroge beaucoup sur cette question et met en évidence des lignes intéressantes. Il y a aussi le groupe e-criture qui depuis longtems explore cet espace de réflexion (trop peu connu en France malheureusement).
Je crois que l’oeuvre sera différente dans sa forme au niveau numérique par rapport au papier non parce qu’il y a transposition, mais parce que c’est la production même de l’oeuvre qui sera spécifiquement adaptée.
Pour ma part je suis très sceptique face à la multiplication ds écritures fragmentaires (sous forme de blog), qui ne me semblent pas des plus pertinentes par rapport au support numérique.
Juste une question très naïve certes : comment peux-tu Philippe appréhender autant de livres (nous recevons une news letter presque chaque jour) chaque semaine? Y-at-il des livres que tu reçois et que tu ne lis pas? Comment est-ce que ce « travail » nourrit ta pensée et peut-être ton écriture? Ne s’agit-il pas d’écritures fragmentaires que tes commentaires de livres au contraire?
Pour ma part je serais bien incapable de me plonger dans autant d »univers si différents à la suite et je suis assez admirative. Pour ma part, j’ai besoin de me plonger dans l’univers d’un auteur et de m’y baigner très longtemps – parfois je n’en sors plus et les livres m’accompagnent. Le livre aussi comme trace où la petite histoire rejoint la grande : je pense à Federman bien sûr qui sortira bientôt un livre où il remonte encore le temps pour rejoindre le « chut »…mais là, je me place du point de vue du créateur. Le livre qui sortira en janvier chez argol avec Federman a donné naissance à ce « chut » : un livre qui fait écho….les livres de Federman m’accompagnent partout comme une part de lui. Une oeuvre comme une bulle…Et puis la trace de sa signature sur chacun d’entre eux et de son petit mot…Alors le livre devient réellement unique dans sa matérialité.
Je reviens à cette question mais tu n’es pas obligé d’y réoindre si tu la trouves inintéressante : comment fais-tu?
Marie
et puis l’écran, un peu la continuité d’une journée de labeur peu compatible avec la notion du plaisir, de détente. Quoi de plus merveilleux que de lire dans son bain ?
Pour compléter, chez certains, le ou plutôt les livres, surtout accumulés dans une pièce, sur une étagère, sont surtout là pour prouver que l’on a vécu, et bien. Echantillons de plaisir personnel calés dans le temps (Harry Potter, le top ! dixit Philcou, 10 ans , C. Millet, le Top ! dixit Philcou, 50 ans), image temporelle de son cheminement intellectuel, de ses gouts et pensées (comment ai-je pu lire ça ?), satisfaction humble et solitaire du chemin parcouru avant la grande faucheuse (putain j’ai lu tout ça !). C’est aussi l’adret des albums photos des vacances.
Un réel avantage face à la miniaturisation de la silice (préférez les grands formats aux poches, cela en impose en m3, c’est meilleur pour le moral)
@ Marie >> coucou, tout simplement, quand je reçois un livre je n’en parle jamais avant une deux voire un mois, je lis peu à peu, prends des notes, et enfin synthétise mes notes. Certains livres nous en parlons peu en effet. Mais passant beaucoup de temps à lire (en fait un peu tout au long de a journée), et au vue de la taille de certains livres, cela donne l’impression de beaucoup, mais ce n’est pas tant que cela. Et puis Il y a aussi les chroniques de Thumerel.
Donc voilà le tout dans le tout.
Pour ce qui est de mon travail d’écriture, il ets croisé à cela, intégré à ma pratique de lecture.
Entièrement d’accord, les livres sont, selon moi bien plus que des pages reliées ce sont des objets de voyage, on peut sans difficulté voyager d’une époque à une autre, on peut bien sur le faire également sur Internet en lisant un texte, mais je trouve qu’il s’agit d’une méthode plus impersonnelle, un livre est un objet et celui qu’on a, comme vous le disiez si bien dans le texte, ne sera jamais le même que celui du voisin, même si ce sont des objets « non uniques ».