[Chronique] Jean Bessière, Qu'est-il arrivé aux écrivains français ?

[Chronique] Jean Bessière, Qu’est-il arrivé aux écrivains français ?

février 7, 2007
in Category: chroniques, UNE
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Paradoxes
Théoricien de la littérature et professeur à la Sorbonne, Jean Bessière soulève une série de paradoxes dans un court essai au titre symptomatiquement provocateur : la littérature contemporaine, soutenue par la critique journalistique, se revendique à la fois comme actuelle et moderne, autonome et historique; fidèle aux dernières avant-gardes (autotélisme textualiste et déconstructionnisme), elle privilégie cependant une conception substantialiste de la littérature qui ne donne du monde qu’une représentation délimitée par un contexte et un sujet particuliers, n’ayant de cesse que d’asseoir sa lisibilité sur la refondation d’un « sujet » et d’un « réel » posés comme allant de soi, et de préserver l’autorité du sujet écrivant, mais sans remettre en question la représentation même; quant à la critique savante, elle cherche à concilier le positivisme de l’histoire littéraire et le formalisme textualiste…

Fustigeant le conservatisme de la littérature et de la critique contemporaines, il montre comment, en quête de légitimation, les écrivains et les critiques se réapproprient des normes datées : la réduction du « contemporain » au « moderne » explique le culte voué aux « grands écrivains » des deux derniers siècles et le triomphe de la « reprise » – titre du dernier roman de Robbe-Grillet dans lequel il voit un texte fondateur de ce nouveau siècle. Il s’attache ensuite à mettre en évidence l’imposture de la « littérature puissance », c’est-à-dire d’une littérature hypostasiée chargée de pallier la perte de la référentialité et la désymbolisation d’un art jadis majeur.

Qu’est-il arrivé aux universitaires français ?

Pour intéressante qu’elle soit, la réflexion de Jean Bessière pose problème. Tout d’abord, on ne peut qu’être surpris par la démarche : là où l’on se serait attendu à une certaine objectivation théorique et historique, en fait nous n’avons affaire qu’à une critique normative, qui a certes le mérite d’exposer clairement, voire compulsivement, ses présupposés avant de se répandre en blâmes et éloges. Alors qu’il prend pour cibles essentielles le minimalisme et l’autofiction, sa préférence va à toute écriture de la déréférentialisation, qu’il s’agisse du nouveau réalisme de Volodine ou de Houellebecq, du littéralisme néo-avant-gardiste (Novarina, Chevillard), ou des littératures policière (Manchette, Jonquet, Dantec…), de science-fiction (Dunyach, Andrevon, …), de la Shoah et de la (dé)colonisation (Semprun, Glissant, Chamoiseau, Confiant, Cixous, N’Diaye…).
En outre, on pourrait retourner à l’encontre du théoricien les reproches qu’il adresse aux écrivains et critiques d’aujourd’hui : le nominalisme et la méconnaissance du contemporain. Car on trouvera pour le moins étonnant que bon nombre de développements illustratifs se réduisent à des listes de noms et que prédominent des oeuvres réputées dans le champ commercial ou semi-commercial. D’où les erreurs de jugement et de perspective : faut-il englober sous la bannière de l’autofiction toutes les écritures de soi ? Peut-on sérieusement affirmer que les poètes d’aujourd’hui réinvestissent l’écriture manifestaire ? Peut-on mettre sur le même plan Volodine, Houellebecq et Littell ? Est-il légitime de consacrer six pages à Jonathan Littell alors que rien n’est dit sur Valère Novarina ou Eric Chevillard ? Est-il légitime que la critique savante entérine les valeurs commerciales ? Est-il légitime que la critique savante méconnaisse à ce point des oeuvres contemporaines aussi importantes, du point de vue de leurs apports formels et thématiques, que celles de Beurard-Valdoye, Blaine, Cadiot, Desportes, Fiat, Hubaut, Luca ou Prigent, pour ne citer que quelques noms ?
Et quand on sait que, depuis une dizaine d’années, de plus en plus d’universitaires empruntent la même voie, on peut aussi retourner à l’auteur sa propre question : « Qu’est-il arrivé aux universitaires français ? »

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Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

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