[Chronique] Jean-Louis Fabiani, Qu'est-ce qu'un philosophe français ?

[Chronique] Jean-Louis Fabiani, Qu’est-ce qu’un philosophe français ?

février 23, 2011
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Jean-Louis Fabiani, Qu’est-ce qu’un philosophe français ? La Vie sociale des concepts (1880-1980), éditions de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, automne 2010, 320 pages, 17 €, ISBN : 978-2-7132-2267-2.

Pendant un siècle, la vie socioculturelle française a été dominée par la figure du philosophe, et, paradoxalement, la discipline qui prétendait à l’universalité manifestait en fait une certaine "francité". Au moyen d’une approche pluridimensionnelle, le sociologue Jean-Louis Fabiani revient sur ce phénomène spécifique dans un livre qui retient d’autant plus l’attention que le style ne manque pas de vivacité.

Dans leurs ouvrages respectifs, Le Siècle des intellectuels pour l’un (Seuil, "Points", 1999) et Dire la vérité au pouvoir. Les intellectuels en question (Agone, 2010) pour l’autre, les historiens Michel Winock et Gérard Noiriel ont bien montré que le professeur de philosophie comme la figure de l’"intellectuel" sont fils de la Troisième République : la spécialisation universitaire qui différencie les disciplines propres aux sciences humaines est la première étape du processus qui consacre un "maître de terminale" unique en Europe, "nouveau clerc" dont l’importance peut se mesurer au nombre et à la virulence des attaques portées par les traditionalistes ; quant au rôle des intellectuels en France, tous deux s’accordent sur le fait qu’il est majeur un siècle durant (fin XIXe-fin XXe siècle).

Dans la logique de ses travaux antérieurs (La Crise du champ philosophique (1880-1914), EHESS, 1980 ; Les Philosophes de la République, Minuit, 1988…), le sociologue Jean-Louis Fabiani s’attache à cette discipline à part qu’est la philosophie en France ainsi qu’au statut particulier du philosophe français : si ce dernier se caractérise par la tension entre institution et contestation, distinction et transgression, ésotérisme et exotérisme, rayonnemnt hexagonal et rayonnement international, celle-ci est définie comme "une construction conceptuelle, une institution et un ensemble de pratiques sociales" (p. 297).

En se concentrant sur une discipline dont il convient d’étudier l’objet, la méthode, le programme ou le poids institutionnel, et en variant les perspectives diachronique et synchronique, l’auteur entend éviter le piège dans lequel, selon lui, est tombé Louis Pinto dans La Théorie souveraine. Les Philosophes français et la sociologie au XXe siècle (Cerf, 2009) : la lutte pour l’hégémonie au sein des sciences humaines entre la sociologie et la "discipline du couronnement". Mettant à distance toute polémique, il construit son objet avec rigueur, se gardant de tout réductionnisme, dépassant l’alternative entre approche interne et approche externe ("facteurs sociaux", "conditionnements sociaux") et justifiant la cohérence de sa périodisation : entre 1880 et 1980, à peu de chose près, la philosophie demeure en France la discipline reine ; le déclin du modèle français s’explique par le triomphe de la logique d’expertise, la mutation des relations entre l’université et les médias ainsi que par la gobalisation culturelle.

Le premier parcours proposé, de loin le plus original, concerne l’histoire de la discipline dans sa dimension institutionnelle (programmes, statut du philosophe, formes discursives et "trajets notionnels") et ses moments de crise. Arrêtons-nous sur "les trois âges de la modernisation philosophique" : si l’après-guerre voit le recul de la philosophie au profit des sciences humaines, la période structuraliste dissocie philosophie et politique, et les années 70-80 parachèvent le couronnement parodique de la désintellectualisation ; Jean-Louis Fabiani rejoint ici Louis Pinto pour fustiger les "intellectuels de parodie" : "Deleuze avait raison de voir dans le travail d’autopromotion des nouveaux philosophes un ensemble de mauvaises manières […]. La philosophie était devenue une vraie marchandise, justiciable des mêmes traitements que n’importe quel objet présent sur le marché. La destruction de la philosophie savante ne venait plus de mondes extérieurs à l’Université, de littérateurs ou d’autodidactes : elle était l’œuvre d’excellents élèves formés aux meilleures écoles, mais impatients, car ils étaient aussi souvent pourvus de capital économique, de brûler les étapes du cursus honorum philosophique" (p. 121).

Au passage, on notera que le texte est sous-tendu par la sociologie critique de Pierre Bourdieu : d’une part, il fait allusion à l’invariant selon lequel, dans le champ intellectuel, l’allodoxia concerne avant tout les acteurs situés aux deux extrêmes du champ du pouvoir (en clair : cumulant capital économique et capital social ou n’en disposant d’aucun, ils sont enclins à importer dans le champ des schèmes de perception et d’action provenant des sphères du pouvoir économico-médiatique ou des luttes sociales) ; d’autre part, défendant l’autonomie du champ intellectuel, il va jusqu’à fustiger les contrevenants. Cela dit, contrairement à l’auteur de l’Homo academicus (1984), à aucun moment Jean-Louis Fabiani n’examine les luttes pour conquérir les positions dominantes ou pour imposer telle ou telle classification : dans cette optique, on aurait en effet pu s’attendre à ce qu’il étudie la place  des philosophes dans le "hit-parade des intellectuels français", l’évolution des rapports entre philosophes et médias, qu’il s’interroge sur la légitimité de ceux qui légitiment, ou encore qu’il enquête sur l’image du "philosophe français" à l’étranger…

L’auteur entreprend ensuite d’appréhender la spécificité de la philosophie française : le rationalisme positiviste et le spiritualisme. L’approche comparatiste permet de préciser en quoi la France est "fécondée par l’Allemagne", mais également les interrelations entre philosophie et religion (Maurice Blondel, Henri Bergson, Paul Ricœur et Jean Nabert), philosophie et science (Bachelard, Canguilhem, Foucauld…), philosophie et art ("Le philosophe artiste et la tentation prophétique"). On regrettera qu’une bonne partie de ces deux derniers volets soit trop synthétique et de seconde main, sans compter que l’on y retrouve le cliché bourdieusien sur Sartre comme parangon de "l’intellectuel prophétique" (à ce propos, suite à la journée d’études Sartre/Bourdieu que j’ai coordonnée à la Sorbonne en juin 2000, on pourra se reporter à mon étude "De l’intellectuel critique").

Pour stimulant qu’il soit, ce parcours socio-historique qui confine parfois au compendium doit somme toute être considéré, au dire même d’un auteur conscient des limites de son livre, comme "une expérimentation, destinée à être mise à l’épreuve et sans doute reprise sur d’autres bases" (p. 297).

 

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Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

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