Jean-Marc Baillieu, Nichane tout droit, avec un dessin de Frédérique Guétat-Liviani et une postface à la trilogie maghrébine, Fidel Anthelme X, Marseille, septembre 2020, 44 pages, 7 €.
Valse, jazz, blues, dialectique, dissertation, donnent au ternaire une dynamique, une ouverture, qui dialoguent et dansent aussi dans les neuf petits livres, empreintes bien terriennes d’une démarche très aérienne, qui composent les trois trilogies de Jean-Marc Baillieu : Humanité (L’éparpillement des sites, 2000, L’inconstance, 2008, Dévoilement, 2012), À contre-pied (Arras ou la rectification du Pas-de-Calais, 1999, La Bienséance, 2006, L’Oublie, 2012), Trilogie maghrébine (Trik chemin, avec CD, bilingue arabe, 2014, Abrid chemin, bilingue berbère, 2018, Nichane tout droit 2020). La première phrase de la postface à la troisième trilogie rejoint les trois thèmes de la première : l’un, l’autre, la nature, qui peut-être recoupent la deuxième topique de Freud : ça, moi, surmoi – en lacanien : réel, imaginaire, symbolique. « L’un, l’autre et la nature, soit la définition de l’humanité selon Antonio Gramsci. Voilà les trois thèmes qui se retrouvent dans ce que j’ai écrit ». La genèse d’un internationalisme discret, sans pesanteur discursive, d’autant plus authentique et actif, se donne à lire en cette postface, texte précieux : à la fois « comment j’ai écrit certains de mes livres » et « la vie mode d’emploi ».
L’aventure, le voyage, l’ouverture à l’autre, sont d’abord linguistiques : l’allemand un peu parlé par le grand-père qui l’a appris en captivité, puis étudié au collège avec l’anglais et le latin, l’anglais pop rock parlé par un correspondant, l’espagnol des vacances estivales. Non linguistiques mais culturels : l’attrait pour le Japon au lycée, puis pour « l’Extrême-Orient (idéogrammes, modes de penser et d’être) », les essais sur le Japon, la Chine, la Corée, et de nombreux ouvrages d’auteurs étrangers, parfois des films. Une année passée par le père en Algérie, alors occupée, puis un séjour au Maroc, le mariage d’une cousine avec un Kabyle rencontré lors d’un festival international de chant choral, ont donné le goût du Maghreb. Celui du Moyen-Orient remontait au catéchisme (vie de Jésus). Franchissant – d’un pied léger, toujours – les clôtures et hostilités identitaires, chaque « communauté » se sentant persécutée par toutes les autres, un universalisme concret ose encore s’improviser : « humains, nous sommes toutes et tous habitants d’une même Terre, au-delà de notre diversité, de nos particularités, et les livres, via ou pas les traductions, ont permis l’échange, les échanges, depuis longtemps. (…) Je ne fais qu’entr’ouvrir des fenêtres (…). Je ne suis qu’un (petit) passeur inter-culturel ».
Le Maghreb est une trilogie : Tunisie (opuscule avec CD), Algérie (« en privilégiant la partie berbère », avec des échantillons de la langue et de l’écriture amazigh), Maroc. Ne craignons pas l’altérité, semble dire Abdellatif Laâbi cité en exergue : « Il n’y a pas de nuit / qu’on ne puisse affronter / Il n’y a pas de ténèbres / sans ligne d’horizon ». Ce poète revient dans les pages intitulées Agdal-Toubkal : « Le lieu / si tant est qu’on puisse / le désigner ainsi / atteste une présence ». Confrontée au titre du recueil dont elle est extraite, L’habitacle du vide, cette citation impose un paradoxe genre théologie négative, celui d’une présence du vide. Le nomadisme prend une forme ludique : « Déplacer des cailloux de cupule en cupule, un jeu de bergers, ou des crottes de chèvres pour l’un et des cailloux pour l’autre, ce qui différencie les joueurs ». Ce qui ressemble à des jets de dés dans le vide inscrit aussi une formulation oraculaire, « année à venir sèche ou humide par exemple ». Écriture géographique : des « bornes gravées » en « écriture libyque » signalent les « voies de transhumance ». Le mot agdal désigne la régulation du pâturage commun. Il signifie aussi : « interdit, sacré ».
La géographie est à la fois physique et humaine : les précipitations modifient les zones de pâturages et les mouvements des campements. Déplier la couverture en trois volets permet de lire une carte. Les trois fragments imprimés en vert sont aisément lisibles. Sur le reste, les noms sont écrits à la main et inversés, comme dans un miroir ou à l’envers d’un calque. Les cartes tracent la géographie (reliefs, cours d’eau) et l’histoire (frontières, légendes). De Tanger à Fez, Rabat, Casablanca, Volubilis, Marrakech, Meknès, le poète nomade goûte mets et mots, sans oublier de saluer les nombreuses espèces chassées : « Notre dite « oeuvre » de pacification ».