La blondeur, de Cécile Mainardi, publié aux éditions Les petits matins, dans l’intéressante collection les Grands soirs, dirigée par Jérôme Mauche, est un texte en prose étrange, déroutant et superbe. Divisé en neufs chapitres, ce long poème à la trajectoire ondoyante se lit en une seule fois, ce qui est assez rare en poésie, et se relit encore aussi, dans le désordre, chaque page, chaque paragraphe pouvant se suffire à lui-même. Cécile Mainardi parle de la blondeur, de la blondeur de quelqu’un, c’est plutôt énigmatique a priori, mais très vite on entend la voix d’une femme qui parle d’un homme, qui s’adresse à un homme, blond, qui n’est plus là, mais dont la blondeur à la fois recouvre tout, dont la blondeur contient, se déplie en toutes les couleurs possibles, en une foule d’images, de sensations, d’odeurs, d’idées, possibles…
Après avoir été « réduite en charpie dans le broyeur électrique » de l’amour, et par la séparation, La blondeur apparaît comme une tentative de reprise de soi par l’écriture. Les mots sont un moyen de saisir ce qui reste, mais sont aussi ce reste, et ce qui émerge de cette restance, c’est-à-dire de l’absence, du vide, de dissolution de soi et des choses… La blondeur semble être ainsi le nom qui lui est donnée, sorte de matérialisation immatérielle de la vacance de l’autre ; car ce blond, cette blondeur n’est pas vraiment une couleur, c’est un reste, une trace, un évanouissement de couleur, une sorte de brume, de spectre, dans tous les sens du terme (fantasme, lumière), un halo fantomatique de l’être perdu, qui ne cessent de revenir, d’apparaître sous de multiples formes, métaphorisées. Ce manque, cette absence a produit paradoxalement une « anomalie de la vue », l’auteur voit du blond partout, tout est teinté, saturé de blondeur, (« le daltonisme est une anomalie de la vue, liée au sexe »), et avec cette blondeur, qui produit à la fois aveuglement et hyper-vision, émerge « une rétine au fond du langage », la blondeur est alors le prisme par lequel Mainardi voit et déplie le réel, « oui les mots sont aussi une affaire de dégradé ».
Ainsi, de la blondeur affluent de multiples formes, êtres, objets, sensations, car quand un être vous quitte et que tout semble vous quitter à sa suite, cette absence devient aussi hyper-présence, obsession :
« un seul être vous manque est tout est repeuplé, horriblement, partout, à chaque coin de rue, tous membres d’une même espèce, paradoxale, qui t’exclut
un seul être vous manque et nous ne sommes plus nous et tous les autres pronom augmentent dans la conjugaison de la ville ».
Cette absence produit une saturation de présence, une hypertrophie de signes, de manifestations de blondeurs, de souvenirs, de liaisons, de connections entre les éléments du monde, comme si la rupture amoureuse, cassure violente mais re-créatrice, avait permis d’ouvrir le réel et avait fécondé par pollinisations la moindre de choses, comme on brise un et que tous les spores se dispersent et prolifèrent. Comme si de cette destruction, de cette espèce de mort à soi-même qu’une rupture engendre, renaissait toute une profusion de sensations, de couleurs, de formes. Ainsi, c’est « dans l’impossibilité de nommer autant que dans celle de voir » que naît le poème, et dans l’impossibilité aussi à être dans le temps et l’espace, à se positionner parmi les choses quand quelqu’un vous quitte, comment tout à coup plus rien n’est évident, et que l’absence produit une irrémédiable disjonction entre soi et le monde.
Ce blond n’est pas non plus une vraie personne, comme elle le répète plusieurs fois dans le livre (« ô ma fausse vraie fausse blonde oxygénée dans les mots, vous n’êtes pas une vraie personne », « vous n’êtes pas une vraie personne, plutôt un phénomène qui me fuit, qui ne m’entretient plus que de tonalités »), c’est le souvenir, la sublimation, ou la détérioration d’une personne, produite par l’alchimie des mots, c’est les métamorphoses qu’elle subit dans le langage. La blondeur, trace évanescente de l’autre, dont le poème se fait l’écho, le reflet, dans cette instabilité et cette altération de l’image et du sentiment qu’elle provoque, est l’insaisissabilité du flux, même à travers la profusion de métaphores (« ta blondeur qu’aucune métaphore n’obtient en image nette, mais une image-nette une image floue, en surface noyée, ta blondeur sulfate-ophélia »). Les métaphores ne sont pas des descriptions, mais des inventions, des recréations fantasmées, évolutives, éphémères, ce sont les formes floues et déformées qu’emprunte provisoirement et furtivement le fantôme de l’homme parti.
« ta blondeur moissonneuse-lieuse-batteuse à débiter des bottes de visibilité ».
« Sous un ciel bleu supersonique
où le sillage d’un avion découvre la marque de deux reins de fumées blanches
plane sur ta blondeur dobble-blind
sur ta blondeur dobble-bound
que j’arrive à capter sur les fréquences courtes
l’ombre de l’hélicoptère qui la filme »
Toutes ces métaphores sont aussi une façon de convoquer le fantôme de l’autre pour mieux le faire danser dans les circonvolutions du langage __ seul mode de saisissement possible de ce qui n’est plus __ et ainsi le déconstruire, le désamorcer. Le poème, et la nomination proliférante de la blondeur, est une façon d’épuiser ce spectre qui n’en finit pas de partir et de rester, afin de s’en débarrasser, mais c’est aussi une façon de le « maintenir en réanimation », et de redonner vie à ce qui passe, meurt, s’évapore, car de son maintien semble dépendre la propre présence aux choses, au monde, et surtout au langage de l’auteur. La blondeur est un adieu sans cesse retardé, ou qui ne veut, ne peut se clore, c’est le langage dans cette situation instable, fragile, douloureuse, en perpétuelle ouverture, au mouvement fluvial, incessant, mais toujours identique, dont l’écoulement répétitif dit cette impossibilité à se défaire complètement de l’empreinte des amours passées.
La blondeur est alors le canal d’exploration, de dépliement du langage pour en activer les différents spectres de lumières, les multiples potentialités et tonalités. La blondeur est en fait le prisme, le filtre par lequel Mainardi semble voir le monde et les choses, « ta blondeur n’existe pas, c’est moi qui l’ai inventée pour la refléter dans le Tibre, c’est moi qui l’ai inventée pour que les choses est un reflet ». Et le poème se fait fleuve, chevelure, simple écoulement, matière ondoyante, dont chaque mot constitue un éclat. Jamais de fixation, ni de captation, ou de circonscription, Mainardi maintient « les choses dans un état d’éclat », dans « leur constant clignotement », car « la poésie n’arrête pas le va-et-vient », « ni ne le bloque », « elle relance continûment la mise et maintient le monde en état de double/hallucination/rotatoire ».
Ainsi le livre est cette tentative de saisie et de dé-saisie simultanée de ce qui apparaît quand tout s’évanouit, se décompose, car cet évanouissement, cette dissolution de soi et des choses quand quelqu’un vous quitte produit certains effets dans la perception et dans le langage, comme des déformations, des altérations des sens, des distorsions de réels, des hallucinations. Le poème est donc le jaillissement même de cette dissolution, « certains phénomènes ne se manifestent pleinement que dans leur extinction », et le langage dans ce délitement survient donc dans un mode oscillatoire, dans une spectralité.
C’est à travers cette expérience du manque, de l’absence qui hante, que se produit une véritable expérience avec le langage, Mainardi laisse se déployer toutes les potentialités que cet affect lui ouvre dans l’écriture. Sans romantisme, sans sentimentalisme, c’est plus quelque chose de l’ordre de l’opération chimique et physique qui se produit, dans ce que CM nous dit du passage du temps qui ne passe pas, dans cette infinie tristesse qui l’accompagne et emplie l’espace vide de l’être aimé. Et ce n’est plus tant la question de ce blond, de cet autre qui n’est plus là qui est importante, mais plutôt ce que fait naître son empreinte crépusculaire, ce que fait émerger son absence dans la langue. La blondeur n’est plus seulement trace de l’absent, mais l’énergie même du poème (« le négatif phrasé de cette déperdition »), son mode d’apparition et de dépliement, sa matière changeante, évolutive. La blondeur serait ce vide qui creuse la langue, pour en extraire les multiples possibles, et dans la profusion de définitions de la blondeur, c’est la multiplicité des ouvertures du langage qui se déploient. Et la langueur, la furtivité, l’improbabilité même de cette blondeur n’est que la surface de réflexion où se projette la fragilité du mouvement des phrases, de leur impossible écoulement, de leur impossible suspension, surface où se cogne l’impossibilité du dire quand il s’agit de parler d’amour.
Il y a une véritable beauté dans l’écriture de Mainardi, à la fois expérience de ressaisie de soi et du monde, squelette reptilien, corde souple et tendue pour se tenir dans l’espace et dans le temps et en accompagner ses mouvements difficiles. Il faut souligner cette façon très tenue, sans pathos, ni épanchements qu’elle a d’évoquer la perte, l’absence et la hantise que produit l’amour. Le poème malgré la profusion d’inventions et d’images, et la précision de la nomination, qui permet justement la pudeur, ne dit rien vraiment de cet absent qui emplie tout, mais dit avec justesse l’impossibilité même qu’il y a à parler de l’être aimé. Le poème est circonvolutions, méandres, il parle ne parle pas de lui, mais de ce qui se produit autour, à côté, matériellement, dans la perception de l’auteur, dans la langue qu’elle tente de parler, il préserve cet indicible, ne force pas le langage, mais crée au cœur même de cet impossible la possibilité de la poésie.