Les Misères et les Malheurs de la guerre, d’après Jacques Callot, noble lorrain, texte de Laurent Grisel et dessin de L.L. de Mars, éditions ION, Angoulême, 2012, 40 pages, 9 €, EAN : 978-291-934-706-3.
Laurent Grisel et L.L. de Mars – dont on gagnera à visiter les sites : Le Terrier et Imagine3tigres) – font œuvre singulière à partir des 17 eaux-fortes (outre celle du titre) que Jacques Callot a réalisées en 1633 pour donner à voir – plutôt que condamner à proprement parler – les horreurs de la Guerre de Trente Ans : "L’Enrôlement des troupes" ; "La Bataille" ; "La Maraude" ; "Le Pillage" ; "Dévastation d’un monastère" ; "Pillage et incendie d’un village" ; "Vol sur les grandes routes" ; "Découverte des malfaiteurs" ; "L’Estrapade" ; "La Pendaison" ; "L’Arquebusade" ; "Le Bûcher" ; "La Roue" ; "L’Hôpital" ; "Les Mendiants et les Mourants" ; "La Revanche des paysans" ; "Distribution des récompenses".
Dans l’interview qu’il a donnée à Remue.net, Laurent Grisel confie qu’il voit « dans les gravures de Callot une tension entre rationalité et "passion", selon le mot cartésien, pas du tout un pamphlet pacifiste comme on le dit généralement. » Et d’expliciter sa démarche : "Je considère chaque gravure comme un jardin suspendu à des points significatifs de l’horizon, hors-champ ; chaque poème est écrit selon un des parcours possibles dans cet espace […]. Dans les poèmes, le rôle du hors-champ est tenu par le futur – qu’il soit proche, le cœur de la mêlée visé par le cavalier ou qu’il soit le futur étendu des générations se succédant dans le balancement des pendus."
Découvrons ce curieux objet transgénérique et transhistorique qui, rabats ouverts, nous délivre son fil rouge : tambours ! [Merci à Hervé Boedec, historien d’art, pour son point de vue avisé]
Ce qui frappe d’emblée, c’est le décalage entre le texte et le dessin : ce que vous lisez semble n’avoir qu’un rapport ténu à ce que vous voyez… C’est que les vers de Laurent Grisel se rapportent aux vues de Jacques Callot accompagnées des vers de l’abbé de Marolles, auquel les distiques de "La Pendaison" adressent un malicieux clin d’œil. Pour le reste, l’écriture de Laurent Grisel est tout autre : monostiches et quatrains – hétérométriques et non rimés – se substituent aux trois distiques par gravure ; le didactisme cède le pas à l’ironie, à l’hypotypose crue/lle, ou encore à une froide objectivité dont les effets dramatiques font songer au Témoignage de l’objectiviste américain Charles Reznikoff (réédition chez P.O.L dans quelques jours). Significativement, le texte s’ouvre sur "le peuple comme on l’aime" – celui qu’on enrégimente aisément – et se clôt sur cette (im)moralité : Tous ont tué et fait tuer. Tous accroissent leurs possessions". Entre deux : "seules les choses mortes importent"… Il faut dire que Laurent Grisel excelle dans les pointes baroques, les effets de surprise et de chute.
Cette discordance entre texte et image ouvre un abîme à notre imagination – et par là même une béance dans nos modes de représentation. Comment dire l’innommable ? Comment montrer cet irreprésentable qu’est l’horreur guerrière ? Tambour battant, proposent les deux compères. Et, bien évidemment, dans les textes comme dans les dessins, les tambours rythment le défilé de bruits et de fureurs. Mais la portée de ces tambours dépasse le seul plan figuratif. Les vers de Laurent Grisel nous emportent dans un flux verbal mêlant description, narration et discours intérieur – leur rythme effréné étant assuré par une parataxe qui multiplie ellipses et télescopages, phrases nominales et infinitives, anaphores et énumérations, rejets et contre-rejets… Si les vers virevoltent, des dessins se dégagent des volutes de fumée et de formes, de lignes et de mouvements. Au rythme des tambours (tambours militaires, certes, mais aussi tambours à face de lune ou tambours-vents – aux sens éolien et carnavalesque du terme), défilent des visions fantasmagoriques venues des siècles de Bosch, Brueghel ou Dürer, qui développent un bestiaire infernal et une mosaïque référentielle (clins d’œil à Dürer, au baroque italien, à Goya, à Callot et Bosse, à Chirico…). Fascinante cette reprise d’une gravure de Callot ("La Bataille"), sur laquelle se détache le cheval de l’Apocalypse de Dürer… Fascinant ce pillage d’une ferme, qui aligne, pendus par les pieds, porc et humains : la guerre est une boucherie pas très héroïque…
Ce qui rend homogène ce tohu-bohu de visions, ce kaléidoscope de collages et d’hybridations audacieux, c’est l’inventivité d’un art issu de la BD : graphisme, bulle-fumée, jeux avec l’espace (composition et perspective éclatées) et le temps (anachronismes : appareils photographiques sur pieds, label "made in France").
On ne peut que saluer l’originalité des auteurs comme de l’éditeur, qui met à notre disposition une remarquable collection à bas prix.