[Chronique] Le narré des îles Schwitters, par Florence Trocmé

[Chronique] Le narré des îles Schwitters, par Florence Trocmé

janvier 8, 2008
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  [Nous rediffusons sur Libr-critique la chronique écrite par Florence Trocmé pour Poézibao. En effet, non seulement cette chronique est pertinente et définit bien l’objet texte qui est en jeu dans le travail de Patrick Beurard-Valdoye, mais en plus, cela nous permet de parler aussi de l’expérience d’entretien qu’initie Florence Trocmé avec l’auteur de ce Narré.]

Patrick Beurard-Valdoye, Le narré des îles Schwitters, ed. New Al Dante, 336 p., ISBN: 978-2-84957-108-8. Prix :25 €

Je me lance ici dans une entreprise difficile, qui va consister à tenter de dire mon admiration pour le livre Le Narré des îles Schwitters de Patrick Beurard-Valdoye et surtout à tenter de démêler les multiples raisons qui me font considérer ce livre comme très important.

C’est un ouvrage qui peut paraître difficile au premier abord mais Patrick Beurard-Valdoye nous prévient avec l’exergue du livre, emprunté à son héros, Schwitters : « l’art est une chose bizarre qui exige tout de l’artiste » ! Peut-être est-ce que je tiens là déjà deux mots importants, bizarre dont je vais montrer que ce n’est qu’une impression et tout.
Oui de prime abord le livre, épais, dense, près de trois cents pages, peut rebuter. Comment entrer dans cette composition (c’en est une), ce montage (c’en est un), ce collage (c’en est un, aussi), comment se débrouiller dans ce taillis même si nous disposons de quelques poteaux indicateurs. J’avoue avoir eu personnellement besoin de me documenter un tout petit peu sur Kurt Schwitters et sur le contexte historique pour avancer mieux dans ma lecture. C’est un point dont je débattrai ultérieurement avec Patrick Beurard-Valdoye qui a accepté le principe d’un entretien autour de son travail.
Pour résumer le cadre, il s’agit de la narration (du narré plus exactement) de l’exil (qui revêt la forme d’une errance et parfois d’une captivité), de l’artiste allemand dada Kurt Schwitters, chassé d’Allemagne par les nazis en tant qu’artiste dégénéré, tenant de l’entarte Kunst. Périple qui le mène d’abord en Norvège d’où il sera de nouveau délogé par l’invasion allemande puis en Angleterre, d’abord interné sur l’île de Man puis vivant à Londres (sous les bombes) et enfin dans la campagne anglaise au village d’Ambleside (Lake District). Autant d’îles, réelles ou imaginaires, que l’artiste Schwitters va tenter d’habiter pour ne pas sombrer dans le désespoir. Trajet singulier de l’Allemagne, Hanovre où son épouse Helma demeurera, gardienne de ses œuvres, jusqu’à l’Angleterre, trajet ponctué par les fameux Merzbau.

Merzbau
Qu’est-ce à dire ? Le Merz est la façon centrale de Schwitters. L’expression vient de son premier collage, où il avait découpé une affiche portant le mot Kommerzbank, n’en gardant que le merz central. Dès lors l’artiste allait appliquer ce Merz à sa manière, faite de collecte et de réappariement de rebuts, de déchets, avec comme principe le hasard et cela qu’il s’agisse d’objets (dans sa pratique artistique), de mots ou de sons (dans sa pratique poético-musicale, avec notamment son Ursonate). Les Merzbauten furent des constructions totales, littéralement secrétées par Schwitters autour de lui, à Hanovre pour la plus élaborée (elle sera détruite en 1943 par les bombes alliées), puis en Norvège. Patrick Beurard-Valdoye en une invention verbale magnifique dont il a le secret, je vais y revenir, emploie quelque part le mot de châteaux de stable, qui semble une belle définition des merzbauten schwiterrsiens.
C’est donc la période 1934-1948 que couvre le Narré, avec une particulière concentration sur les années 40 et à l’intérieur de celles-ci la période avril, mai, juin (je recommande de faire attention aux dates, données en tête de chacune des 7 parties (+1).

Le Narré
Alors quid du Narré ? Personnellement j’y entends comme un écho lointain des Dits anciens. Il s’agit de rapporter quelque chose, de le dire, de s’en faire le scribe, le rapporteur, le témoin, le gardien, il s’agit aussi de le construire pour soi, de l’interpréter et même d’aller jusqu’à le mimer. C’est une technique très particulière qui fonde sur une écriture singulière, et j’y reviendrai, une narration très informée. Qu’est-ce à dire informée ? Et bien, l’une des forces majeures de Patrick Beurard-Valdoye est d’arriver à englober dans l’espace des ces trois cents pages à la fois l’histoire, l’histoire de l’art, l’histoire d’un artiste, l’histoire de populations entières combinées avec une réflexion esthétique, une réflexion sociologique (qu’est-ce que l’exil, l’exode, le sort des réfugiés), une réflexion sur l’écriture aussi bien sûr et sa capacité à rendre un peu de la complexité du réel. La géographie aussi joue un rôle très important, la typologie des lieux, tous ces bords de mer et ces îles qui sont comme les pierres d’un gué pour un géant malheureux et abattu, la toponymie (l’écrivain en « sentinelle de la réserve des noms propres »), la linguistique (jeux avec les mots, inserts de mots norvégiens, noms de lieux étrangers et souvent étranges à nos oreilles), etc. Voilà pourquoi j’avais focalisé sur le mot tout, dans la citation de Schwitters évoquée au début de l’article : ce narré englobe une très grande variété d’angles. De plus il use de techniques cinématographiques par le montage du texte mais aussi par les effets narratifs, passant du plan large au zoom sur les détails, passant du général au très particulier. On peut revenir un moment sur l’aspect historique pour dire un mot de toutes les figures importantes qui croisent le chemin de Schwitters, le sculpteur Blensdorf, le psychanalyste Wilhelm Reich et en arrière plan, par le biais de la rencontre avec ses enfants, la figure du prix Nobel de la paix et fondateur du Haut Commissariat aux réfugiés Fridtjof Nansen.

Une écriture singulière
Reste sans doute le plus important, l’écriture de Patrick Beurard-Valdoye. De ce Narré, je voudrais retenir quelques points parmi beaucoup d’autres (comme tous les grands livres, celui-ci est difficilement épuisable et plusieurs lectures sont sans doute nécessaires pour bien l’appréhender). Je pense que le poète s’est inspiré de Schwitters qui l’obsède, j’ai cru le comprendre, depuis des années et des années et dont manifestement il connaît très intimement l’œuvre. Patrick Beurard-Valdoye pratique à sa manière la collecte des matériaux, leur assemblage, cherchant comme Schwitters les rencontres nouvelles nées du hasard. Ces techniques de collage, de montage, d’insert de matériaux apparemment étrangers à la trame narrative ont pour effet d’ouvrir considérablement la prose, à chaque instant, de lui donner des résonances multiples. Le texte est très travaillé, mot à mot, sans doute, avec une grande puissance d’évocation. Avec une multiplicité de moyens techniques successivement mis en œuvre ; le Narré n’est pas homogène, il multiplie les angles, les façons de dire, descriptions, relations, poèmes, collages, inserts, compositions, poésie sonore, visuelle parfois même. Il invente sans cesse des mots pour lesquels le terme de néologisme me semble impropre. Ces mots s’inscrivent avec un naturel confondant dans le fil du narré, de telle sorte que l’on se demande pourquoi le dictionnaire ne les connaît pas ! Le texte est un poème, avant tout, le narré, ce qu’il y a à dire, à narrer, à rapporter étant pris dans un travail époustouflant sur le langage, sur le sonore du langage, sur le sens des mots (ou leur non sens), sur notre capacité à accueillir les langues étrangères, à faire quelque chose avec tout ce Merz, à merzer à notre tour à la suite de Schwitters et sous la houlette de Patrick Beurard-Valdoye. Je donne quelques exemples des inventions verbales de l’écrivain, même si hors contexte, elles sont comme les galets hors de l’eau, pâlies ! : Les Dadamis , un subterrefuge, le chemin alentourant les bâtiments, s’exfjorder à pleine vapeur, éprouvanté, etc.

Le multiple et l’ouvert
Cette citation pour amorcer une très provisoire conclusion : « il, y eut, au début, l’idée d’une malle, déployable atelier nomade, itinerrance d’une musée l’autre en exilé, mais merzer, l’échelle 1, habiter l’espace, est à défaut d’y habiter, vraiment vital à présent l’idée est de construire, pour, dix ans, l’œuvre unique [/…] si Merz était à la SDN son but serait, de, sauver, ce qui est encore salvable. » Mon expérience de ce livre est une expérience du multiple et de l’ouverture (et il faut aussi le dire d’une extraordinaire jouissance de lecture) : il m’a fait rêver, découvrir un et des mondes, donné envie de regarder comment il était fabriqué presque comme on regarde la fabrique d’un film, d’une robe, d’un plat, m’a enchantée par ses trouvailles langagières. Il m’a fait réfléchir, donner à concevoir, un peu, ce que sont la guerre, l’exil, le sort des populations et celui des artistes lors des grands conflits (la description du bombardement de Hanovre, en toute fin du livre, est stupéfiante).
Bref on l’aura compris, je tiens Le Narré des îles Schwitters pour un très grand livre et terminant cette note j’ai l’impression de n’en avoir dit que peu, très peu, trop peu. Le Narré est à la fois parfaitement singulier, œuvre singulière d’un écrivain singulier et en même temps, il est important de le dire en ces temps où c’est relativement rare, une œuvre qui n’est en rien narcissique, repliée sur elle-même.

©florence trocmé, Poezibao, 2007

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rédaction

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2 comments

  1. Commissaire Baillieu

    Article clair de Florence Trocmé auquel je me permets d’ajouter que Patrick Beurard (devenu Beurard-Valdoye) n’est pas un débutant et que, par exemple, il s’était fait les dents sur Jeanne (« Jehanne ») D’Arc il y a déjà quelques années, qu’il est l’auteur d’un très réussi Europ’abécédaire (avec Pierre Alechinsky). Son « Schwitters » est aussi une nouvelle étape de son travail d’écriture, le plus abouti dans le genre à tout le moins, peut-être parce qu’il y a de la part de P.B-V admiration, connivence, empathie quand il écrit ce livre-ci, très motivé , dopé donc par le sujet. Ce point ne semble pas négigeable que la force d’entraînement d’un sujet pour l’auteur : à sujet mou, oeuvre molle, à sujet fort oeuvre forte… Ici, P B-V a pu déployer l’envergure de moyens expérimentés au fil des ans, d’années (de travail) d’écriture, d’où une densité indéniable à laquelle le lecteur doit s’attaquer avec opiniâtreté, ferveur peut-être, mais non sans jubilation ni plaisir (pour qui apprécie être surpris encore par les ressources d’une langue vivante). Il est tout à fait bien vu de la part de Florence Trocmé d’avoir fait ce court rappel biographique à propos de K. Schwitters qui permet au lecteur de mieux appréhender le livre. J’ajoute que les éditions Contre-Pied à Martigues ont publié (2007) un « extrait » du livre de P. B-V., échantillon qui peut aider le lecteur ne connaissant pas les précédents ouvrages de P. B-V à accéder à l’opus publié par Al Dante, ou le préparer, l’aider à y accéder.

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