Non-événement
Cette semaine, du 30 mai au 3 juin exactement, se tiennent à Lyon les premières Assises internationales du roman, organisées conjointement par Le Monde des livres et la Villa Gillet (renseignements : www.villagillet.net) : sur le thème « Roman et réalité » se réunissent soixante-dix écrivains et critiques originaires de quelque vingt-cinq pays.
À considérer le programme, les amateurs d’exotisme et de nostalgisme peuvent avoir l’agréable impression de se voir conviés à un petit retour dans le paysage littéraire des années 20-50 : « Littérature et engagement : le pouvoir des mots », « Le roman : un miroir social », « Le romancier face à la réalité de ses personnages », « Le roman familial »…
Et si l’on ouvre le numéro spécial qu’à cette occasion propose Le Monde des livres, c’est avec plaisir que, dès l’éditorial, on découvre ce genre de vérités sur le roman et le réel : « La fiction romanesque ne se contente pas de représenter le monde – en devenant moderne, le roman s’est éloigné de l’idéal et rapproché du réel -, elle l’éclaire et tente de le comprendre, même accidentellement » ; « le roman est un instrument de liberté » ; « Chaque roman dit quelque chose du monde qui l’entoure et qui l’a porté » ; « d’où qu’elle vienne, la fiction peut être plus ou moins soucieuse de contraintes formelles, plus ou moins portée à l’introspection…elle parle forcément de son temps, d’une réalité donnée et des gens qui l’habitent ou la subissent » ; « L’arme principale du roman, (…) c’est sa capacité à projeter le lecteur dans un monde fictif à la fois différent du sien et semblable en un point fondamental : son humanité »…
Mais quand on aime les méthodes Assimil et l’univers de Ionesco, on ne s’arrête pas en si bon chemin. Et nous ne sommes pas au bout de nos surprises…Au fil des quatorze pages que compte le supplément hebdomadaire, les « clés » généreusement offertes pour nous éclairer sur les thématiques des tables rondes, qui ne sont à vrai dire que des notices potachiques, délivrent d’autres vérités premières : « Dans le roman peut surgir ainsi une douleur physique ou psychique, personnelle ou collective, insoupçonnée jusqu’alors par la société qui le lit » ; « le romancier peut aussi s’emparer des territoires inédits ouverts par les sciences pour les investir de sa vision »…
Le roman, le réel
Le titre de cette divertissante livraison est emprunté à Philippe Forest. Le titre seulement, parce que de l’essentiel il ne sera jamais question. À la suite de Lacan et de Bataille, Philippe Forest assimile le « réel » à l' »impossible », concevant un réalisme négatif proche de celui que défend Christian Prigent depuis plus de trente ans : se mouvant « dans cet espace entre sens et non-sens qui n’appartient ni à la philosophie ni à la poésie », le roman vise « la représentation de l’irreprésentable », c’est-à-dire le « réel » comme envers des discours légitimes. Cependant, plutôt que de se réclamer de l’illisibilité et du carnavalesque, il préfère ne pas renoncer à la fonction heuristique de la littérature humaniste (pour en savoir plus).
Mais, dans ce débat international, de quel réel et de quel réalisme s’agit-il ?
On pourrait encore penser à ceux que Jacques Dubois nomme « les romanciers du réel » (Seuil, « Points », 2000), qui s’efforcent, non pas de refléter, mais de réfracter le « monde réel » : les romans du réel étant des laboratoires où s’opèrent de véritables expérimentations sociales, puisque des trajectoires individuelles se trouvent confrontées aux structures objectives contemporaines, c’est bel et bien au moyen de procédures romanesques spécifiques que ces romanciers sociologues, en dévoilant les mécanismes sociaux de la domination, la dénoncent.
Mais de cela il n’est pas ici question non plus.
Un discours de légitimation
En fait, comme toujours dans les productions du pôle semi-commercial, il s’agit non seulement de faire dans le démocratique en donnant la parole aux acteurs les plus divers, mais encore de brouiller les pistes en recyclant des concepts et/ou des thématiques, et aussi en invitant à la fois des écrivains exigeants et d’autres plus commerciaux ou « mondains ». « Les torchons sont mélangés avec les serviettes », pour reprendre une expression de François Weyergans.
En fait, nous avons affaire à une stratégie ne visant qu’à apporter une garantie symbolique à des pratiques qui soutiennent le Marché et ses valeurs. Autrement dit, la ligne du Monde des livres ces quarante dernières années a-t-elle été dictée par la conviction que « le roman joue un rôle capital dans la conscience que nous avons du monde » ou par d’autres considérations, beaucoup moins nobles ? La réponse est à chercher hors des colonnes du journal. Dans une émission d’Antoine Spire sur France-Culture, Josyane Savigneau affirmait en substance qu’un grand journal comme Le Monde ne peut s’intéresser qu’aux livres destinés à un public assez large – ce que confirmait Michel Contat lors d’un entretien recueilli dans Manières de critiquer (Artois Presses Université, 2001). Et dans le dossier « Zigzag Poésie » de la revue Autrement (n° 203, avril 2001), le critique Patrick Kéchichian confirme sans ambages que l’espace critique des grands titres de la presse nationale est proportionnel au taux d’audience, c’est-à-dire qu’il se conforme à la hiérarchie commerciale des genres.
La critique en terrain miné
C’est dans cette perspective qu’il faut lire la page intitulée « Qu’attendez-vous de la critique ? » Assurément, l’objectif est de se réclamer du droit canon, d’obtenir une caution symbolique de quatre protagonistes du jeu (une lectrice, un écrivain, une libraire et un éditeur), représentants chargés de rappeler le nomos, le credo originel : « le critique est un éclaireur qui défriche et déchiffre les textes d’aujourd’hui » (Françoise Decitre, libraire).
Mais il faut composer avec l’indépendance d’esprit de François Weyergans et de Christian Bourgois. Le premier ramène la critique journalistique à ce qu’elle est devenue, une simple musique d’ambiance : « La critique (je fus, je suis critique) est à la littérature ce que les turbulences sont au voyage en avion : ça met de l’ambiance ». Le second, qui réclame deux qualités perdues, la distance et la patience, pointe en outre la dérive spectaculaire qui affecte la presse actuelle : « il y a critique et critique. On assiste de plus en plus à une focalisation accélérée sur quelques événements médiatisés à l’extrême. Or, la plupart des livres ne sont pas des événements, du moins dans l’idée que je me fais de la littérature. Le plus souvent, on s’aperçoit de leur importance longtemps après leur publication ».
Si cette entreprise de légitimation avorte, c’est justement, entre autres raisons, à cause du regard rétrospectif que suscitent ces déclarations. Le Monde des livres n’a-t-il pas pour fonction première de participer aux grands événements médiatiques comme la Rentrée littéraire, les Foires et Salons internationaux, les anniversaires jugés mémorables, ou encore les promotions éditoriales exceptionnelles ? N’a-t-il pas contribué au tapage autour d’auteurs vedettes comme Angot, Houellebecq ou, dernièrement, Littell ? Ne brille-t-il pas dans l’art de mélanger les torchons avec les serviettes ? Le lecteur averti qui ouvre la livraison du 13 avril 2007 peut en effet constater que les récits de Christian Prigent et de Chloé Delaume avoisinent deux textes lyriques, de Bertrand Leclair et de Philippe Bonilo, regroupés sous le titre accrocheur « La Voix de la chair ». Et s’il tombe sur celle du 4 mai, il note que le romancier à succès Marc Lévy bénéficie du même espace que le philosophe Claude Lefort…
En guise de recul par rapport à l’actualité, qui n’a remarqué la disparition de la chronique de Pierre Lepape, alors que sont apparus des dossiers « grand public » sur le corps, le cinéma, James Bond, l’homosexualité etc. ? En outre, tandis que Le Monde des livres fait la part belle à la littérature étrangère et au patrimoine littéraire français réédité en collections de poche – souscrivant ainsi, de fait, à la rengaine « il-n’y-a-plus-de-grands-auteurs-français » -, ce même lecteur averti continue de s’interroger : quelle oeuvre véritable a-t-il défriché ? Les grands textes en prose de Prigent, Desportes, Volodine, Chevillard ou Fiat ont-ils été découverts par Le Monde des livres ? Hormis les romans lisibles et les valeurs du Marché, qu’y trouve-t-on ? Et en matière de déchiffrement, à quoi avons-nous affaire, si ce n’est à l’aléatoire dosage d’entretiens, de résumés, de paraphrases et de phrases creuses ?
À l’époque où les comptes rendus se font courts, se réduisant souvent à des notes informatives, où certains critiques se laissent aller à publier des synthèses préparées par leurs « amis » attachés de presse, où les éditeurs se lancent dans « la promotion par le Net » (Le Monde des livres, 11/05/07), où la critique se confond de plus en plus avec l’actualité et la publicité et où bruit le « déblogage » des blogs dits littéraires, à l’évidence la critique est en terrain miné.