Le second volet du dossier consacré au Matricule des Anges porte sur l’enquête menée auprès de quarante écrivains : "Quelle critique littéraire attendez-vous ?" C’est donc l’occasion pour nous de prolonger une réflexion dont les deux derniers jalons étaient un article sur "la critique et la fonction critique en terrain miné", suivi d’un entretien avec Pierre Jourde.
Cache-cache écrivain/critique…
"Ne t’avise jamais de croire une bonne critique, sinon, tu seras aussi obligé de croire les mauvaises" (Hemingway)
Dans cette enquête, l’éventail des prises de position est révélatrice de l’actuel échiquier littéraire. D’emblée, s’impose à la lecture une critique de la critique qui se trouve synthétisée dans le décalogue ironique d’Eric Faye :
« I – Tu seras à la fois juge et partie […].
II – Tu ne t’intéresseras au livre d’un auteur que s’il te permet de te mettre en valeur, toi.
III – Le premier roman d’un auteur ainsi encenseras, afin d’en être sacré "découvreur" […].
IV – Moutonnier tu resteras, car entre confrères, on se tient chaud.
V – Des petits éditeurs te garderas de critiquer les livres […].
VI – Les modes littéraires tu suivras […].
VII – La loi du marché honoreras […].
VIII – De lire les livres que tu dois chroniquer t’abstiendras, l’éditeur se donne assez de peine pour pondre un communiqué de presse et une "quatrième".
IX – Tout livre reçu tu courras ventre à terre revendre chez Gibert (Joseph) […].
X – Gardien du politiquement correct tu seras […]. »
On est loin, toutefois, du bestiaire auctorial qui s’est développé depuis le XIXe siècle : Flaubert voit dans les critiques des "parasites" et des "hannetons", Gautier des frelons, Valéry des roquets et Sartre des chiens, Gombrowicz des "hippopotames"… On perçoit aisément les défauts visés : inutilité, médiocrité, bêtise, voire balourdise, agressivité…
Mais qu’attendent-ils donc de la critique les écrivains d’aujourd’hui ? Indépendance, discernement, ouverture d’esprit, audace, savoir et/ou passion… Mais, curieusement (?), peu échappent à l’auctoriocentrisme : le critique doit se mettre au service des œuvres, et, bien entendu, les meilleurs critiques sont écrivains… D’autres se distinguent : Régis Jauffret, en réclamant "moins de promotion au titre de Grand Écrivain", et Michel Surya, qui reconnaît que "la critique littéraire n’est pas quelque chose qui s’ajoute à la littérature, mais une partie de la littérature". Et Hubert Haddad d’insister sur l’inter-indépendance des écrivains et des critiques : "L’écrivain est à l’épreuve de la critique : il ne peut donc rien attendre d’elle. S’il lui arrive de prendre pouvoir, on l’observe communément, c’est pour la mystifier, la modéliser selon son désir, ou pour l’inféoder. Des auteurs fameux ont bricolé l’appareil critique qui les sert, en augures pragmatiques. Un écrivain doit se tenir à distance de ses juges, le plus possible, s’il tient à cultiver la liberté d’être indéfiniment autre".
En définitive, on s’arrêtera sur ceux qui tiennent compte de la spécificité critique : une appréhension intransitive du monde, le désir-de-monde étant médiatisé par le désir-de-livre. Il reste qu’en cette période où prédomine le fantasme d’une communication directe avec les œuvres, qu’il soit écrivain ou non, universitaire ou non, journaliste ou non, le critique est celui par qui l’œuvre advient dans l’histoire littéraire. Sa fonction pour Christian Prigent : "aider à maintenir la littérature dans cet état critique (cet état de crise) qui est en elle la forme du vivant" par cette double opération que constitue la pratique critique, celle de repérer et d’analyser les changements qu’introduisent les œuvres véritables "dans les dispositifs symboliques qui organisent pour nous le monde".
« Tout livre reçu tu courras ventre à terre revendre chez Gibert (Joseph)… »
… où grâce à ta bonne action le lecteur pourra trouver en solde le dit livre AVANT même sa parution.
(J’ai vu le cas une fois – certes, c’était il y a quelques années. Je l’ai signalé, on m’a répondu qu’il n’y avait là rien d' »illégal ». Sans doute.)
Oui, pour le coup, Philippe, ça c’est fort !