Manuel Joseph et Myr Muratet, La Sécurité des personnes et des biens, POL, novembre 2010, 160 pages (50 photos couleur), 28 €, ISBN : 978-2-8180-0386-2.
En cette drôle d’époque où partout suinte de la "pisse d’âme" (p. 64), malgré le sécuritarisme ambiant, l’écrivain Manuel Joseph et la photographe Myr Muratet établissent un implacable constat : la sécurité des personnes et des biens… "n’est plus assurée" (77)…
[La présentation éditoriale est suivie de la chronique : Nausée hypermoderne, ou "le règne des cagoules blanches"…]
Présentation éditoriale
Le texte de Manuel Joseph est sous la forme d’un récit, un roman qui raconte l’installation dans son nouvel appartement – et les péripéties de cette installation – d’un homme dont on ne sait s’il sort de prison, d’une cure de désintoxication, d’un séjour en HP, ou des trois à la fois. Réadaptation difficile, pour le moins… Elle permet, en tout cas, par le regard aigu et méticuleux que porte le personnage sur la réalité qui l’entoure, de mettre en question notre propre regard sur cette même réalité. La précision des descriptions, la manière dont elles sont reprises, répétées, modifiées imperceptiblement au long de ces répétitions met rapidement mal à l’aise. D’autant plus que le texte est coupé d’extraits de documents militaires ou administratifs dans lesquels l’auteur souligne l’utilisation récurrente de termes médicaux pour métaphoriser les actions les plus violentes contre, ennemis de l’intérieur ou pas, terroristes, opposants : cela prolonge et élargit le cadre initial et l’universalise.
Pour répondre à ce texte, cinquante photos en quadrichromie de Myr Muratet. Scènes, personnages et paysages de banlieue principalement, à distance de réflexion : pas humanistes, pas anecdotiques, plutôt "objectaux" mais aussi anthropiques. Ces photos donnent un singulier relief au texte de Manuel Joseph. Et réciproquement. Myr Muratet expose régulièrement, et intervient notamment dans la revue Vacarme.
Chronique : Nausée hypermoderne, ou "le règne des cagoules blanches"…
"Ce travail n’est pas inachevé, simplement déroulant comme un escalator ou le boulevard périphérique parisien : côté pile, une ordinaire semaine hantée ; côté face, le règne des cagoules blanches" (p. 79).
Dans notre société de Transit à Grande Vitesse, l’homo consomator est ballotté de pulsion en pulsion ("Faites-vous plaisir, parce que vous le valez bien !", nous serinent à longueur de journée les spots et affiches publicitaires)… Pas de problème, les hommes en bleu, kaki ou blanc avec bandeau rouge "SÉCURITÉ", veillent à l’Ordre économique et secturitaire. Seuls les droits des victimes sont bafoués. Les victimes… ces "zéros" rejetés en marge de la Société de Consommation Prioritaire (SCP), dans la "Zone" – zone de non-droit, de non-dit, de non-vie… zone d’économie parallèle dans des lieux de parcage et de flux (de personnes et de biens)… La dignité est le luxe de l’homo caddicus ; l’homo nullus, lui, arbore son moi-zéro à fleur de peau. D’un côté, le monde de la marchandise ; de l’autre, l’immonde et l’immondice.
C’est le "drame social" que, sans misérabilisme ni sensationnalisme, nous suggèrent les photos de Myr Muratet, dont les cadrages comme les couleurs sont des plus éloquents – sans oublier certaines légendes ("Dispositif anti-personnel", "Les Pisseurs", "Pelure d’oignon", "Les Guillotines", "Chlorhydrate de méthadone", "La Chaise percée", etc.). Ce photogramme va jusqu’à intégrer le portrait de l’écrivain, façon de souligner son empathie : écrire, n’est-ce pas creuser son devenir-exclu, se néantiser socialement ?
Ce document ethnosociopoétique présente un jeu de réflexions avec le journal de "Monsieur J.", agencement répétitif obsessionnel (ARO) qui entretient un rapport d’homologie avec sa vie comme sa parole quotidiennes : le ressassement des discours prégnants (médical, hygiéniste, psychologisant) et le respect des prescriptions attestent à quel point la société néolibérale peut être irrespirable (rien d’étonnant, dans ces conditions, que "Monsieur J." rééduque sa respiration)… Une société paradoxale, dans laquelle circulent librement les marchandises, mais pas les personnes ; l’identitarisme prévaut sur le singularisme ; la libération par les médicaments devient addiction…
Ce jeu de miroirs se complexifie du fait que le récit de "Monsieur J." alterne avec des analyses métadiscursives : est examinée la manière dont les "métaphores de nature médicochirurgicale (MMC)" sont utilisées à des fins ostracisantes. Ainsi avons-nous affaire à un montage critique transdisciplinaire dans lequel le télescopage des isotopies médicale, militaire, sécuritaire et hygiéniste a pour corollaire une interrogation d’ordre politique : et si la trajectoire de "Monsieur J." était emblématique ? et si notre monde globalisé était insidieusement totalitaire, conditionnant les individus à oublier leur vie antérieure et intérieure pour se conformer à l’ordre marchand en place ?
La puissance critique de ce dispositif réflexif consiste à dévoiler la "tératologie idéologique" (41) aussi prégnante aujourd’hui qu’il y a un demi-siècle dans la sphère militaire comme dans l’espace social global : aux yeux des autorités comme des gens "clean", qu’est-ce qu’un / qui est "déchet" ? comment s’en prémunir ? comment le traiter ? Affleure ici la collusion entre identité, sécurité et salubrité : le corps étranger ou l’agent contaminateur ou le miasme délétère ou l’élément dangereux est le microbe, l’exclu, l’étranger, l’ennemi… D’où toute une série d’antinomies : propre versus impropre, sale ; sain versus insalubre, malsain ; dedans versus dehors ; connu versus inconnu, étranger ; sécure versus insécure ; semblable versus Autre ; ami versus ennemi…
L’autre réussite de ce travail transgénérique est la conjonction dans la Nausée hypermoderne du singulier et du collectif. Voici les symptômes de type oral qui insupportent "Monsieur J.", lequel sera finalement emporté par un délire meurtrier : "Il faut pourtant que je sorte de l’appartement et que j’aille voir sur place dans la rue les visages des vieilles personnes alors je ne resterai peut-être pas toute la journée devant le bol de lait blanc rempli à ras bord avec la pellicule comme une cagoule percée de plein de petits trous et qui se met à faire des rides et à s’enfoncer au milieu pour laisser sortir un peu du lait blanc" (70)… Or, les "cagoules blanches", par leur connotation de banditisme et de fanatisme (lié à la religion et à l’extrême-droite), ne renvoient à rien moins qu’à une société occidentale minée par le sécuritarisme, l’ostracisme et le racisme. De métaphysique, la Nausée sartrienne est bel et bien devenue avant tout sociale.