[Chronique] Marc-Émile Thinez, L'Éternité de Jean, par Bruno Fern

[Chronique] Marc-Émile Thinez, L’Éternité de Jean, par Bruno Fern

juillet 31, 2018
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[Chronique] Marc-Émile Thinez, L’Éternité de Jean, par Bruno Fern

Marc-Émile Thinez, L’éternité de jean ou l’écriture considérée comme la castration du maïs, éditions Louise Bottu (40), juillet 2018, 140 pages, 14 €, ISBN : 979-10-92723-26-7. [On notera un agencement révélateur, dans le tableau de Ludmila Naoumenko qui figure en couverture, les bandes parallèles du ciel et du sol étant en même temps distinctes et fondues les unes dans les autres (cf. paragraphe 2)].

Comme dans ses deux précédents livres parus aux mêmes éditions, Marc-Émile Thinez court, dans tous les sens du verbe (« […] claquement sur le bitume humide, longtemps j’aurai cherché dans ma course au long du maïs, dans ce souffle qui berce les pieds. »), après la figure d’un père prénommé Jean. Ici, après avoir composé un véritable ouvrage (et non une simple suite) en 140 aphorismes tweetiques puis conçu avec brio un roman sous la forme d’un dictionnaire , il a opté pour un dispositif d’écriture aussi singulier que les deux premiers : la culture du maïs et, plus précisément, ce geste de la castration qui constitue simultanément une ablation et un gain puisqu’il a pour objectif la fécondation de la fleur femelle d’une certaine variété par la fleur mâle d’une autre.

Un tel choix a des conséquences non seulement sur le contenu du livre mais aussi sur sa structure. Par exemple, on peut mentionner les cinq parties intitulées planches, terme emprunté à l’agriculture, quatre rangées de plants de maïs formant une planche. En effet, de l’une à l’autre (qui se succèdent à quelques pages d’écart), on voit s’opérer une interpénétration progressive entre des extraits d’origines très différentes (d’Albert Spaggiari à Pierre Alferi, en passant par Cioran et Robin Cook) et un texte de l’auteur d’abord découpé en seize fragments, le tout étant finalement présenté d’un seul tenant. Bien entendu, cette évolution rappelle le phénomène de la reproduction, au sens d’une répétition qui, à la longue (« Copier la copie. Même ça, ne pas savoir. Originalité pour dire maladresse, erreur. »), finit par engendrer un mélange d’une ligne à l’autre , une nouvelle génération quand le fils, initialement considéré comme « consubstantiel du père » (citation en exergue, extraite du Credo de Nicé), parvient à s’en détacher – l’écrivain faisant de même à la fois envers ses pairs dont il assimile peu à peu les influences ainsi qu’envers un usage quelconque de la langue qui risquerait de le réduire à un moi parmi tant d’autres car si les mots auxquels il a affaire sont inévitablement ceux de tout le monde il ne s’agit pas d’écrire « comme n’importe qui ».

Quant à la castration, si elle renvoie évidemment à la psychanalyse (d’ailleurs Lacan appartient aux auteurs cités dès les planches A), elle évoque également le castrat, ce qui permet à Marc-Émile Thinez de tresser de nombreux fils autour de la thématique de la voix, composante que la menace paternelle (« je te la coupe tout net si t’es pas sage ! ») concerne tout autant que le sexe ; plus tard, la mue des cordes vocales rapprochera l’enfant de ce que l’on désigne sous le nom – problématique pour lui – d’homme avant d’en arriver à faire naître « ce goût de l’écriture qui donne à la langue une résonance nouvelle, pose une voix détimbrée qui ne peut que s’écrire ».

Cela dit, ce livre fondamentalement hybride présente bien d’autres facettes : considérations historiques et techniques sur la culture du maïs (des Indiens mayas, les hommes de maïs, jusqu’aux pratiquants de l’agriculture intensive qui n’ont plus, hélas, « aucun souci du sol »), réflexions sur l’écriture, sur les notions d’éternité (« Écrire parce qu’on est déjà mort et que rien ne change. Du point de vue de l’éternité » – clin d’oeil à Spinoza) et de genre (« Jean est un mâle, pas une gonzesse. La part féminine de l’homme ? Il ne voit pas de quoi on veut parler, rien qu’un slogan au goût du jour. »), sur la Révolution (qui, pour l’ouvrier autodidacte, devait avoir lieu via le PCF), récits de rêves, multiples citations issues de la littérature, de la philosophie, de textes religieux ou mythologiques, éléments biographiques sur Jean Thinez et sur son fils, etc.

Ce qui importe dans ce travail qui est autant celui d’un deuil qu’une renaissance, c’est que l’auteur y croise subtilement toutes ces lignes pour dresser un portrait du père aussi attachant que sans complaisance (« Jean n’aime pas les Arabes, les pédés non plus. L’étranger lui fait peur, l’étrange. ») et cela sans se faire d’illusions sur les limites de sa tentative : « J’aurai cherché dans la signature oubliée, l’anonymat, l’écriture convenue, lieux communs comme autant de non lieux, j’aurai cherché où l’on cesse enfin de nommer. » – offrant au passage, sous un certain angle, une sorte d’autoportrait car en dernier lieu « […] les deux écritures se confondent, on ne sait plus qui a écrit quoi. »

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rédaction

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