En cette énième "Rentrée littéraire", nous avons demandé à Périne Pichon d’examiner de près un roman classé dans le Top-Ten des meilleures ventes.
Marie Darrieussecq, Il faut beaucoup aimer les hommes, P.O.L, été 2013, 320 pages, 18 €, ISBN : 978-2-8180-1924-5.
Dans ce roman qui constitue un diptyque avec Clèves, les pensées de l’héroïne sont majoritairement rapportées à la troisième personne, par petits paragraphes séparés d’un blanc, comme s’il s’agissait de faire dialoguer entre elles les pensées de Solange. Cette écriture fragmentaire est marquée par la psychanalyse : il y a comme une tentative de solliciter l’inconscient par l’écriture. Mais emprunter son titre à Marguerite Duras suffit-il pour mener à bien un tel projet ?
Certains passages tournent autour des « clichés » intériorisés par le personnage, ou de mécanismes psychologiques, voire des maladies psychologiques, comme cette « maladie d’attente » qui affecte la femme amoureuse, Solange. Marie Darrieussecq dit vouloir travailler les « clichés ». Mais a du mal à dépasser le cliché, semblable à une petite case dans laquelle se range une sensation ou une situation mécanique, connue et codifiée. Elle le présente, en montre certes la naïveté, mais reste acculée sur sa barrière. Le lecteur en ressort frustré, avec une envie de poursuivre ce « et alors » déjà inscrit sur la quatrième de couverture. Cet effet d’interrogation qui persiste peut être un point positif pour le roman, de l’autre côté un point négatif, car on en vient à se poser la question cruciale relative à l’histoire de Khouhouesso et Solange. Leur passion est un échec. Pourquoi, parce qu’il est noir et elle blanche, comme le suggère la quatrième de couverture ? Parce qu’ils sont les produits de deux cultures différentes (cultures plutôt simplifiées et résumées à travers les explications brèves du personnage de Khouhouesso) ? Le jeu avec les clichés auquel s’adonne la romancière semble encore trop pauvre, voire trop facile.
Khouhouesso devient le stéréotype de l’homme aimé : énigmatique, insaisissable, impénétrable. Sa couleur de peau devient un indice de plus pour signaler ce stéréotype de « l’homme mystérieux » (voulu ou non par la romancière ?). Autre cliché de la relation amoureuse : la rencontre « coup de foudre » (Solange ne « voit que lui », est perturbée par le « champs magnétique » de l’homme). Solange et Khouhouesso, en tant qu’acteurs, sont coincés dans une série de codes qui règlent leurs conduites, elle de femme française, lui d’homme africain. Et également, comme le personnage de Khouhouesso le souligne, de Noir et de Blanche (p. 133 : « Il lui dit qu’elle et lui, c’était même farine : ils ne pensaient qu’à eux. Être un Noir et une Blanche. »). Est-ce la raison pour laquelle leur relation est un échec ? Ou est-ce plutôt parce que cet homme flirte avec le monde du cinéma où ce qui est vu prime (l’image, la photographie, le montage) parfois sur ce qui est dit ?
Finalement, on ne sait pas bien ce qui marche et ce qui échoue dans cette relation où les deux personnages semblent ne jamais pouvoir communiquer. Ils sont empêtrés, empêchés par quelque chose. Solange est toujours prise dans le « vouloir dire », différent du « dire » (p. 27). Leur incompréhension mutuelle teinte leur langage, lorsque la jeune femme comprend « Amérique » pour « amharique » (p. 84). Mais l’absence de Khouhouesso (même présent avec Solange, le jeune réalisateur s’absente dans sa Grande Idée) empêche le développement de cet écart entre ce qui est dit et ce qu’on a voulu dire, si bien qu’il semble la conséquence de l’opposition culturelle du couple, ou « idéale » (Khouhouesso vit pour son idée, Solange pour Khouhouesso, il y a comme une divergence d’idéaux).
Solange semble également se débattre avec des préjugés relativement conscients ou plutôt sur des préjugés potentiels qu’elle pourrait avoir à l’encontre de Khouhouesso. Dès le début de leur rencontre, Solange refuse de voir l’origine de son amant comme un problème – et par conséquent, elle la surévalue : « Elle aurait préféré se consumer d’un coup, comme les vampires surpris par le jour, que prétendre le réduire à la question des origines. Ils étaient deux étrangers, deux adoptés de l’Amérique » (p. 21). Elle en vient même à faire des recherches sur internet, dans les livres, pour trouver des « images » de l’Afrique. Là encore, on peut voir le lien avec son métier d’actrice, son rôle dans la fabrique aux images qu’est le cinéma, et ce besoin de voir, d’interroger l’apparence des choses. Solange est comme prisonnière d’un monde d’images (à plusieurs reprises, elle imagine les photos people d’elle et de son amant, à Paris et à Kibri), un monde en miniature puisqu’elle l’arpente, téléphone en main, d’est en ouest, du nord au sud.
Le passage relatant le tournage en Afrique (parties III et IV, à partir du chapitre « images fantastiques de mondes où la forêt n’en finissait plus ») est le plus intéressant (pour une lectrice européenne). Se détache l’image d’un Cameroun mystérieux, envoûtant et insaisissable (les forêts sont prêtes à engloutir les hommes, les petites pygmées ne peuvent être filmées), ou plutôt difficilement saisissable. Le pays de Khouhouesso, tout aussi mystérieux. Y a-t-il une tentative de poser les fondements d’un « romanesque » où les héros ne sont plus ces chevaliers en armures, mais des acteurs de cinéma ultra connus (George, Vincent), arpentant le monde pour créer des images ?
Dans une interview, Marie Darrieusecq avoue elle-même qu’elle n’est pas une « romancière à histoire ». Il n’est pas non plus question de récits ou d’études sociologiques, et les « clichés » sont présentés, réunis, sans êtres mis à l’épreuve. En fin de compte, les fils du récit, malgré l’écriture assez limpide, ne réussissent pas à maintenir une trame. La passion de Solange, attendant sans cesse l’attendu, devient presque ennuyeuse. Elle se solde par l’effacement de son image dans le film tourné par son amant. Mais cet effacement semble n’avoir aucune valeur. Bref, difficile de comprendre où la romancière veut en venir, le pourquoi du comment du récit, et de cette équation irrésolue qui mêlent un homme, une femme, le cinéma et Conrad.
Une critique pertinente !
Il est vrai que ce livre m’a laissé perplexe. Son message sur les stéréotypes demeure peu clair. A croire qu’en voulant prouver que combattre les clichés à tout prix reste la meilleure façon de les laisser prendre le dessus, l’auteure a fini par tomber dans son propre piège.