Pierre Ménard, Mémoire vive, éditions Abrüpt, automne 2019, 112 pages, 9 €, ISBN : 978-3-0361-0072-2.
Celles et ceux qui portent l’attention qui lui est due à la littérature qui s’écrit dans et par le web, Pierre Ménard est une figure familière ; son site – liminaire.fr – est un passage obligé dans le champ de ce que, dans un essai stimulant paru en 2017 chez Hermann, Gilles Bonnet nomme la poétique numérique (ou e-poétique). Et lorsqu’un tel écrivain, aussi imprégné de culture numérique nous gratifie d’un ouvrage au titre évocateur Mémoire vive, servi dans l’écrin d’une maison aussi singulière qu’Abrüpt, on ne peut que s’y pencher avec attention.
En parlant de poétique numérique, j’évoquais récemment dans les pages de Libr-critique le dernier roman de Philippe Toussaint, La Clé USB. Mémoire vive pousse dans le même sens, la manière est pourtant toute autre, plus radicale. Les effets du numérique ne sont pas simplement disséminés ou suggérés, fondus dans une intrigue et une écriture somme toute réalistes, non, le média numérique, du moins son influence sur nos manières de penser, sentir se donnent à voir dans et par la langue, le langage et la composition même de l’œuvre. Car, si La Clé usb parle de numérique, Mémoire vive parle numérique.
Des chemins denses et fragmentaires
L’ouvrage se présente comme une succession de fragments agencés dans une écriture dense et serrée ; on s’abandonne à leur flux. Chaque fragment trace son chemin, ouvre une voie tout en faisant écho aux précédentes. Fragments plus ou moins courts, ne dépassant que rarement les 10 lignes. Soit souvenir, soit pensée fugace, soit réflexions des plus stimulantes sur un monde en perpétuelle mouvance.
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Ce principe de liste qui juxtapose des affirmations hétérogènes dans un ordre aléatoire. S’interroger sur la difficulté à s’énoncer, à s’articuler avec les autres, avec le monde. Apprendre à revenir à la ligne, mais quoi pour nous y contraindre ? »
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L’ensemble de ces fragments sont recoupés autour de trois parties dénombrées à l’aide de trois codes binaires 01, 10 et 11. Les fragments composants chacune des parties sont séparés à l’aide de doubles barres obliques qui, dans le langage informatique, servent à spécifier un chemin. Par l’ensemble de ce paratexte, c’est bien un chemin qui semble se tracer :
« Je peux tirer quelques phrases heureuses, quelques trouvailles, les recueillir. Tout se tient à tel point que c’en est inextricable. Non pas suites sans principes de construction, mais entrelacements complexes. »
Composition et écriture audacieuses que vient compléter la couverture représentant un disque dur, balisant le sens de la lecture ; une mémoire numérique qui s’écrit.
Au travers des media
Nous n’en sommes plus aux simples agencements involontaires tels qu’on les a (d)écrits du côté de chez Marcel Proust, mais plutôt dans le cadre mémoire que je nommerais rapidement médiarchique ; mémoire liée aux Media [1]. À la manière dont ces Media influencent nos manières de penser et d’interagir avec le monde, nous pourrions citer à titre d’exemple La Dernière Bande de Samuel Beckett qui me semble creuser en ce sens ; pièce de théâtre où le vieux Kraps écoute et réécoute cette bande qui recèle l’enregistrement de quelques épisodes majeurs de sa vie. On pourrait également citer dans ce registre Claude Simon ou Annie Ernaux et la manière dont lui puis elle usent des photographies comme supports d’une certaine mémoire. Ainsi ce sont bien des « media » (la bande sonore, les photographies) dont usent les narrateurs pour se souvenir – les exemples en son sens pourraient abonder chez Proust même. Mais ici, c’est à une Mémoire vive que nous avons affaire, jonction ou basculement marqué dès la première phrase de l’ouvrage « Rien n’est plus pareil ». Phrase inaugurale contrebalancée une page plus loin par ce « rien ne se perd, je sais » ça se transforme bien sûr.
C’est que l’influence du médium numérique se ressent dans la manière dont Pierre Ménard transcrit ou retranscrit le monde qui l’entoure.
« Toute appréhension du dehors disparaît. On y voit plus clair au lever du jour. Je prends, je garde, je conserve et je préserve. L’écriture est un fragment infime de l’errance. Écouter sa propre respiration qui n’est pas vraiment à soi à la fin. Ce qu’on appelle réalité, c’est ce qu’on codifie. »
Le code, codifier, bien évidemment cette affirmation n’est pas simplement vraie pour le médium numérique, il en a toujours été ainsi. Mais c’est bien la recherche d’un langage qui s’agence au fil des pages ; « Vivre est une chose, découvrir le langage afin d’exprimer la vie en est une autre ».
Une opposition de mémoires
Qu’il me soit permis en guise de conclusion d’évoquer la signification concrète de la mémoire vive et l’implication de cette signification sur l’œuvre qui nous occupe. La mémoire vive, en informatique, permet de stocker momentanément les informations dont l’ordinateur a besoin rapidement et dont il se sert souvent. Et c’est ainsi que surgissent une série de paradoxes, le premier est que Mémoire vive donc une mémoire volatile et temporaire se présente sur le support du papier imprimé ; ineffaçable. Le second paradoxe recouperait la couverture représentant un disque dur appelé mémoire statique et qui s’oppose à ce que l’on nomme la mémoire vive.
Et c’est là qu’intervient la singularité de la maison d’édition : Abrüpt, car bien évidemment un éditeur ou une éditrice participe de l’œuvre. Ainsi par la mise en place d’un antilivre dynamique se présentant sous la forme d’un site, disponible ici, on recoupe plus strictement le sens de la mémoire vive ; car à chaque fois que l’on parcourt un site se déposent quelques données dans la mémoire de votre navigateur (appelée cache) et qui s’effaceront au moment où vous le viderez annihilant ainsi les traces qui se sont déposées au fil de voter navigation.
[1] « Des MEDIA (sans accent ni -s final) et par l’adjectif MÉDIAL, concerne tout ce qui sert à enregistrer, à transmettre et / ou à traiter de l’information, des discours, des images, des sons » (Yves Citton, Médiarchie, Le Seuil, coll. La couleur des idées, Paris, 2017, p. 28).
Bonjour,
La gravure de la couverture de Donia Jornod ne représente ni l’aiguille d’une boussole qui serait décentrée, ni la position d’un bras sur une platine dont le centre serait occupé par un œil :
https://www.sitaudis.fr/Parutions/memoire-vive-de-pierre-menard-1575353747.php
Ainsi que celui dépiauté pour les « Champs magnétiques » du Collant, à la façon d’un bois gravé la couverture apparaît l’empreinte (encre ou dessin, papier ou écran) d’un disque dur :
https://collant.antecimaise.org/forme-11-champ-magnetique/
Faisant suite aux 92 couvertures virtuelles des éditions Téci, par ordre alphabétique d’auteur·e·s, de A à Z en voici, en bout du bras de lecture précisément 26 autres, chacune assimilable à une représentation « éviscérée », et non éclatée de disque dur :
https://lelievre.io/
Pour une illustration de ce qui stocke de la mémoire, affiliant le travail pictural de Donia Jornod au blason poétique et donc peu ou prou à l’héraldique :
http://nouvelleheraldie.blogspot.com/2018/03/le-calendrier-des-bergers-mars.html
Bine à vous,
php
Bonjour,
Je vous remercie pour vos remarques éclairantes, notamment le nom de l’illustratrice Doria Jornod que j’aurai du citer,
… en revanche, je ne partage pas votre analyse, vous vous focalisez uniquement sur l’illustration (la couverture) qu’il s’agisse de mon analyse et celle de François Huglo (dans Stiaudis), je crois qu’une légende dit bien plus de chose qu’une image seule, et quand cette légende, ici, dans le cadre de la couverture d’un ouvrage, est une série de poèmes, je pense que l’interprétation de la couverture devient extrêmement large, l’interprétation de François Huglo est assez belle par ailleurs, poétique, quant à la mienne qui est en lien directe avec la manière et la matière du livre, je trouve qu’elle correspond assez à un disque dur, voyez par vous mêmes :
https://s14-eu5.startpage.com/cgi-bin/serveimage?url=https%3A%2F%2Fwww.quickinfosystem.com%2Fwp-content%2Fuploads%2F2016%2F06%2FWD10EZEX.jpg&sp=4afe57d4005abfd2bea852494dddf112&anticache=397700
Bien à vous,
et encore merci pour vos remarques,