[ Cet article porte sur l’usage des slogans, des routines et autres messages d’information dans des créations poétiques récentes. Cette analyse pose la question du fonctionnement poétique de ces procédures d’écriture et ceci en les confrontant à l’absence apparente d’élaboration métaphorique dont ce fonctionnement témoigne.]
Mot d’ordre — Deleuze et Guattari, à leur façon, auront donné le "la" d’une forme de décryptage des régimes de signe qui déterminent la société occidentale, en tant que reposant sur un système de contrôle politique bio-linguistique. Ainsi, dans Mille Plateaux, ils écrivaient que le langage se donne en tant que mot d’ordre, signe de mort. Établissant chaque être, dans des catégories, selon un découpage de segments dans le réel, “le langage n’est pas la vie, il donne des ordres à la vie; la vie ne parle pas, elle écoute et attend” [ed. Minuit]. Cette manière de contrôler la vie, de se l’approprier en vue de certaines exécutions, définit la dérive sécuritaire de nos pays, sonorité sociale fondée sur le mot d’ordre, la répétition, l’injonction, la surveillance par le langage. Le mot d’ordre qui tourne en boucle, à intervalle régulier dans un lieu public, vient territorialiser et assigner à une fonction sociale les corps, agit comme ordonnateur de flux, répartiteur de corps, à savoir impose par son rythme propre un rythme, une direction et un espace au corps. Depuis les attentats de 1995, en France, vigipirate a un de ses effets les plus importants, non pas dans la transformation matérielle de l’espace, dans la surveillance accrue, visible, militaires fa-mas sur poitrine et regard tendu, mais dans la structuration sonore de nos espaces de circulation, dans la manière où, constamment, des énoncés viennent distribuer l’espace, le définir. Le slogan, la routine, le message d’information, le mot d’ordre, forment des boucles qui par leur rythme s’approprient la vie en tant que flux, cybernétisent notre relation à l’espace, la dirigent, réussissent ainsi à entraîner des réactions spécifiques, comme si nous étions nous-mêmes simple organe de l’organisme de contrôle, simple organe programmé. Ils sont à séparer de simples énoncés prescriptifs, ou bien des discours explicatifs, au sens où leur action se construit selon 1/ des séquences courtes, 2/ sur des procédures non explicatives mais impératives, qui ne fonctionnent pas parce qu’on les entend, mais qui fonctionnent dès lors qu’elles ne sont plus entendues, qu’elle ne sont plus que des déclencheurs passivement assimilés. Et c’est bien là, la qualité intrinsèque de la logique du mot d’ordre et de sa récurrence, sa dissolution, son effacement en tant que cause qui pourtant ne cesse d’agir. Un certain nombre de création, depuis quelques années, jouent, utilisent, détournent cette logique d’oppression, quels sont les enjeux de ces pratiques ? Ne s’agit-il que de détourner, ou bien de créer par forçage, certaines impasses dans cette logique mécanique de la langue ?
Langue sans métaphore — L’utilisation de slogans, de mots d’ordres, de messages récurrents ou samplés dans un certain nombre de poésies contemporaines en tant que processus de mise en langue, évacue la poéticité liée à la métaphore. S’il y a poéticité, cela n’est pas à chercher dans l’image, dans la construction de nouvelles images, soit par substitution de contenu, soit par analogie. Alors que la métaphore, par son impact, déplace l’attention, ouvre de nouvelles contrées et ceci selon un imaginaire de l’association, les poétiques qui utilisent le slogan, les routines, les messages urbains de prévention, les boucles d’information, utilisent un langage qui est propre à la réalité sociale, politique, symbolique. La métaphore, tel que l’analyse parfaitement Dewey, repose sur le fait que le matériau du poète est traité “pour qu’il devienne un univers en soi, […]” au sens où “chaque mot en poésie est imaginatif” car “la force imaginative de la littérature tient à une intensification de la fonction idéalisatrice jouée par les mots dans le langage ordinaire” [L’art comme expérience, ed. Farrago]. C’est dans cette perspective que Danto définira lui aussi la métaphore, mais en précisant davantage ce qu’est ce processus d’intensification du langage ordinaire : “la forme de présentation d’une métaphore possède toujours les significations et associations qui ont cours dans le cadre culturel de l’époque où elle est utilisée” [La transfiguration du banal, ed. Seuil]. Ainsi, la création métaphorique est tout à la fois rappel, ouverture d’une association mémorisée et souvent inconsciente, et intensification de cette association à partir de la construction sémantique de l’association, en vue de créer une forme d’idéalité qui constitue une réalité en soi. La routine, le slogan, les messages d’information ne sont pas métaphoriques. Le langage socio-politique n’est pas métaphorique. L’incitation commerciale n’est pas métaphorique. Le monde codé en tant que réalité symbolique pour la vie n’est pas métaphorique. Ces types de langage, qui obéissent à des contextes socio-énonciatifs déterminés, ne sont pourtant aucunement neutre, mais chaque signifiant issu de la dimension sociale, politique ou économique, porte avec lui tout un réseau de méta-signifiants, de valeurs, de relations, de significations. Chaque énoncé ainsi considéré enveloppe une logique d’ensemble, dont il est constitué/constitutif, et qui lui permet de faire sens.
Bel article sur l’usage du slogan ! Cet usage dans la poésie contemporaine est très bien vu. On peut penser également au nouveau livre d’Hubert Lucot.
Je vous remercie de l’appréciation. Je n’ai malheureusement pas encore le livre d’Hubert Lucot, que je chroniquerai dès que je l’aurai.
Ce qui m’interroge, en approfondissant cette question, tient aux associations de pensées qui sont liées à des poétiques non-métaphoriques. Au sens où justement, comme je tente de le montrer, il y a bien un mode de fonctionnement cognitif qui est du même ordre que celui de la métaphore, même si ce ne sont pas les mêmes zones de mémoires symboliques qui sont réactivées.
Oui, j’ai bien compris cette idée, qui me parait intéressante. Il est assez difficile de savoir ce qu’un slogan utilisé en poésie, en littérature, saisit. Effectivement, il y a une désertion de l’image quand on l’énonce, l’imagination ne parvient pas à se dérouler pleinement, ce qui crée un sentiment d’espace un peu oppressant.
toute cette réflexion sur l’usage du slogan me fait penser aussi au « 61 messages personnels » publiés (et mis en ligne) par Inventaire/Invention (messages de la résistance). Ce ne sont pas des slogans, mais des phrases affirmatives, qui se suffisent à elles-mêmes, et qui ne font pas vraiment image non plus, tout en faisant réagir une sphère à explorer de la pensée.