► Exposition Babel, Palais des Beaux-Arts de Lille : jusqu’à ce lundi 14 janvier 2013.
► Babel. Préface de Jean-Claude Carrière, textes de Alain Tapié et de Régis Cotentin, éditions Invenit, 2012, 96 pages, 12 €, ISBN : 978-2-918698-44-9.
► Jean-Marie Blas de Roblès, Les Greniers de Babel, éditions Invenit, automne 2012, 80 pages, 12 €, ISBN : 978-2-918698-37-1.
Nom hébreu de Babylone, Babel est une ville biblique et très vite mythique. De l’Ancien Testament à l’Apocalypse de St Jean, cette ville antique majeure sous le règne de Nabuchodonosor est celle de l’Exil juif, le symbole d’un hybris qui entraîne un terrible châtiment divin (destruction et confusion des langues), le parangon du luxe et de la luxure, celle qui incarne et la Grande Prostituée et la Rome ennemie. Depuis l’époque de Bruegel l’Ancien, son image est plus ambivalente : Babel, c’est le chaos, mais aussi le progrès, la diversité des langues et des visions du monde…
À peine achevé en 2012, le plus haut gratte-ciel d’Europe jusqu’ici (The Shard, Londres, 310 m) est dépassé par celui de Mercury City à Moscou ; quant aux plus hautes tours du monde, les huit premières classées dépassent les 500 m, avec comme point culminant Burj Dubaï (2009, 829 m)… Comment expliquer l’actuelle frénésie de tours et de gratte-ciels ? Représentent-ils autre chose que notre démesure économique, financière et médiatique ?
Dans sa préface au Catalogue de l’Exposition Babel, Jean-Claude Carrière estime que Babel constitue "un défi à la représentation" et que, par ailleurs, "nous sommes aujourd’hui, chacun de nous, une Tour de Babel" : "La confusion – et pas seulement celle des langues – nous a pénétrés, elle a brouillé toutes nos sensations. Nous n’écoutons plus aucune parole, nous n’avons même plus de regard. Nous ne pouvons plus nous entendre. Et il nous manque, pour clarifier notre menace, et pour tenter d’y échapper, ce que nous sommes incapables de créer, un autre mythe"…
Concernant la réactualisation du mythe, faisons nôtres les propos de Régis Cotentin : "Pour les artistes contemporains, le mythe conserve tout son sens, non comme parabole religieuse, ni comme fait historique, dont la véracité est depuis longtemps transformée par l’affabulation de l’homme, mais comme fable universelle que les hommes lient à l’histoire collective. Babel est toujours d’actualité. Elle se réalise sous nos yeux quand les mégapoles poursuivent leurs courses vers les sommets, quand le langage web devient le nouvel esperanto qui relie les hommes en une seule communauté d’internautes. Du village global au réseau mondial, de la crise internationale aux bouleversements climatiques, Babel illustre l’évolution incontrôlable du monde présent. En réplique à la confusion, multipliant les références, les artistes transgressent les modèles de l’histoire de l’art afin que la métaphore babélienne devienne métamorphoses artistiques. Les représentations contemporaines produisent un effet de vertige dans le temps et dans l’espace" (p. 33). La plupart des œuvres présentées au Palais des Beaux-Arts de Lille – les plus fascinantes aussi ! – sont inquiétantes : ressortissent à la tératologie celles qui mettent en évidence l’enfer des mégapoles comme des camps d’extermination (Hendrick Dussolier, les Chinois Yang Yongliang et Du Zhenjun, Claude Courtecuisse, les frères Chapman…). La Grande Prostituée qu’est devenue la Babel-Terre va-t-elle imploser, comme le suggère Samuel Rousseau dans Brave Old New World, son installation qu’il faut absolument voir à Lille d’ici lundi ? Les dimensions architecturale, cosmographique et bibliographique n’en sont pas pour autant occultées (Jakob Gautel, Brian Dettmer, Jean-François Rauzier, Roland Fischer…).
Écrit à partir du tableau de Pierre Bruegel, La Tour de Babel (1568), Les Greniers de Babel de Jean-Marie Blas de Roblès se présentent comme le journal de voyage que tient un éminent érudit durant un certain nombre de semaines. Devant cette Tour qui atteint 200 m pour sa seule partie visible, son émotion – voire sa confusion – est grande : "Cela faisait l’effet d’une montagne en forme de tour ou de pigeonnier, une silhouette gigantesque qui vibrait dans le lointain, un monstre auprès duquel le phare d’Alexandrie ou la Grande Pyramide eussent paru des jouets d’enfants. Je dois à la vérité l’aveu du sentiment de terreur qui me serra la gorge à cet instant. Une angoisse de mort et de ténèbres que je ne saurais définir plus précisément, mais dont je me sentis humilié" (p. 10). Fourmilière, cloaque, labyrinthe, Babel est pour lui le lieu d’une initiation positive. Voici sa première révélation : "La Tour est l’œuvre d’une humanité déjà dispersée, sa construction m’apparaît soudain comme l’effort désespéré des hommes pour oublier cette disgrâce" (38). Sa quête de savoir qui le fait s’interroger sur la diversité des langues babéliennes le conduit à cette conclusion paradoxale : "À force de confusion, la Tour produit l’ordre du monde. Elle est le sens du chaos, sa beauté fractale, son axe indestructible" (68). La multiplicité chaotique masque l’unité harmonieuse ; la beauté ne vient pas tant du plein que du vide…