[Chronique] NOVARINA, L'Atelier volant (1966-2010)

[Chronique] NOVARINA, L’Atelier volant (1966-2010)

mai 8, 2010
in Category: chroniques, Livres reçus, manières de critiquer, UNE
1 4337 10

Valère NOVARINA, L’Atelier volant, nouvelle édition revue et corrigée par l’auteur (allégée d’un acte – le septième exactement – et structurée autrement : aux dix actes – ou scènes – succèdent trois Jours, "Nocturne" et "Sirène"), P.O.L, printemps 2010, 284 pages, 17 euros, ISBN : 978-2-8180-0014-4.
Création : Théâtre du Loup à Genève, 19 janvier 2010, Compagnie des cris. Mise en scène : Gilles-Souleymane Laubert. Avec : Nathalie Boulin, Didier Carrier, Anne-Shlomit Deonna, Hélène Hudovernic, Thomas Laubacher, Cheikh N’Gome, Sophie Rusch, Mattéo Zimmermann. Assistanat : François Sage.

Ayant pu, à l’occasion d’un numéro spécial que la revue Les Cahiers Robinson a consacré aux écrits de jeunesse (n°15 : "Juvenilia", Université d’Artois, 2004), accéder aux avant-textes de la pièce ("Carnet noir", lettres, croquis et notes, brouillons et tapuscrit), et notamment au premier projet intitulé "Monsieur Budet montre ses employés sur le théâtre" (1966-1968), j’ai pu mener à bien une longue étude sociogénétique (approche stratégique, généalogique et génétique) dont on trouvera ci-dessous une synthèse avant publication en volume dans une version remaniée.

L’Atelier ou Une entrée tonitruante dans le champ…

Après avoir écrit de nombreux textes entre 1953 et 1968, Valère Novarina (né en 1942) effectue une entrée difficile dans le champ : bien qu’il soit en relation avec Beckett, Barthes, ou Dort, il ne parvient pas à trouver d’éditeur pour L’Atelier volant (1968-1970), pièce bouffonne qui intéresse Roger Blin, Marcel Maréchal, Arlette Reinerg et Jean-Louis Martin-Barbaz (assistant de Planchon), mais n’est mise en scène qu’en 1974 par J.-P. Sarrazac (CDN de Nanterre).

Dans cette anti-pièce, comme dans la Lettre aux acteurs qui l’accompagne, l’écrivain rejoint les avant-gardes contemporaines par sa mise en crise des modèles dramatiques et socioculturels dominants. D’où le recours à un théâtre "primitif et guignolesque" (Vitez) pour dévoiler l’aliénation des employés-pantins-animaux à leur patron qui les féconde, nourrit et manipule par les fils ténus de la langue. D’où la triple dé-figuration préconisée par un texte qui revêt les deux dimensions de l’écriture manifestaire, polémique et programmatique. Défiguration de la scène, tout d’abord : métamorphosée en "logosphère" sous l’impulsion de celui qui écrit "par les oreilles" "pour les acteurs pneumatiques" , elle échappe à la tyrannie de la vue pour engendrer un "Théâtre des Oreilles" (Théâtre des paroles, 1989). De la langue aussi, tant cette dégelée carnavalesque, cette parle informée par la psychanalyse tranche avec la "langue française éternelle et châtrée" utilisée par le "public des châtiés" ("Lettre aux acteurs", dans Théâtre des paroles). Enfin et surtout, des acteurs, qui doivent se dé-persona-liser, déposer leur masque d’homme, c’est-à-dire faire le deuil de leur rôle, renoncer à incarner une identité psychologique et sociale stable, pour libérer leur part animalesque. Ce théâtre de l’irreprésentable constitue donc également une révolution, au sens où il est retour à un théâtre pur, débarrassé des conventions stériles, retour vers un théâtre pauvre : pour Valère Novarina comme pour Grotowski, l’acteur doit être un saint qui "sacrifie la partie la plus intime de lui-même" pour donner son corps en offrande au public.

Cette posture avant-gardiste trouve sa confirmation dans "l’affaire" de France Culture. Accusé de vouloir «"bouleverser l’art radiophonique"» et censuré, Valère Novarina réagit par la provocation dans le tract que, interdit de répétition par Jean-Pierre Sarrazac, il distribue aux acteurs à la sortie du théâtre, et qui constitue la première version de la "Lettre aux acteurs" : " La santé est bonne, la nourriture est bonne. Je salue au passage Jacques Sallebert, directeur de la radiodiffusion française, qui a trouvé préférable d’interdire la diffusion de L’atelier volant le 22 avril 1972, parce qu’on était à la veille du référendum-plébiscite sur l’entrée de la Grande-Bretagne dans le marché commun. La classe dominante a eu chaud ! "

Mais, dans un état du champ où se trouvent privilégiés les théories et les idéologies, le spectacle et le metteur en scène, au détriment du texte et de l’auteur, la position de Valère Novarina s’avère des plus singulières. Outre que, dans L’Atelier volant, il fait prévaloir le symbolique sur toute interprétation marxiste ou psychanalytique, se concentrant sur la "lutte des langues" et les clivages sociaux dans la relation au corps, dans la "Lettre aux acteurs" (1974) et "Le Drame dans la langue française" (1973-1974), il fustige le "théâtruscule" uniformisé des "metteurs en chef" ("métheuranscènes"), inversant la hiérarchie entre le cérébral et le corporel : si les personnages sont "des postures d’organes", l’écrivain, quant à lui, écrit "avec tous les trous du corps" (Théâtre des paroles).

Theatrum verbi : de l’avant-garde carnavalesque au théâtre des paroles

L’Atelier volant apparaît bel et bien comme l’avatar de "Monsieur Budet montre ses employés sur le théâtre", pièce de jeunesse inédite (1966-1968) : sur les plans narratif et tonal, on y retrouve des travestissements carnavalesques, la crécelle qui sert d’indicateur horaire, une apparition nocturne du patron, ou encore un personnage volatile (M. Plumet/M. Plumier) ; du point de vue dramaturgique et thématique, la conjonction de la théâtralité et du théâtre social suivant une esthétique de la distanciation, l’anglais comme langue des dominants, l’isotopie de l’animalité pour traduire l’aliénation des ouvriers, le motif de la fécondité…  Quant à l’ethos avant-gardiste de Valère Novarina, il se manifeste, non seulement dans "l’affaire" de France Culture mentionnée plus haut, mais aussi dans sa singulière volonté de "dicter la mise en scène mot à mot" de "Monsieur Budet…", et, lors des répétitions de L’Atelier volant en 1974, de rechercher le contact direct avec les acteurs – voire l’"acteur novarinien" ! –, ce qui le conduira jusqu’au défi des metteurs en scène : contre le "metteur en chef", il opte pour l’acteur, "qui va tout révolver" (intérêt dont témoignent la "Lettre aux acteurs" comme les premières pages du "Carnet noir", où, dès les premières lectures de la pièce, il consigne ses remarques sur les comédiens). Fait notable, dans la mesure où c’est la première fois qu’un auteur prend d’une telle façon le parti de celui qui était encore perçu par Artaud lui-même à la fois comme "un élément de première importance, puisque c’est de l’efficacité de son jeu que dépend la réussite du spectacle, et une sorte d’élément passif et neutre, puisque toute initiative personnelle lui est rigoureusement refusée" (Le Théâtre et son double, 1938 ; Folio, 1989, p. 152). Il rejoint ainsi les préoccupations de théoriciens qui, après Stanislavski et Meyerhold, ont réfléchi sur le travail de l’acteur et l’ont valorisé : Antoine Vitez (1930-1990), professeur à l’école de mime et de théâtre de Jacques Lecoq (1966-1969) et au Conservatoire national supérieur d’Art dramatique (1968-1981), tente de "constituer cette école de l’acteur où l’on toucherait à ce qui fait l’essentiel du travail de l’acteur, […] production et reproduction de signes devant des spectateurs assemblés" (Écrits sur le théâtre, I, POL, 1994, p. 137) ; quant au directeur du Théâtre Laboratoire de Wroclaw, Jerzy Grotowski (1933-1999), il préconise un théâtre pauvre reposant sur le seul corps de l’acteur, qui doit inventer un langage dramatique traduisant son psychisme.

La perplexité qui s’empare du jeune dramaturge après avoir terminé "Monsieur Budet…", de même qu’un certain nombre de rencontres et de discussions, peuvent expliquer que, dans L’Atelier volant, il atténue la dimension sexuelle et renonce à la forme du théâtre dans le théâtre. Voici les analyses qui figurent dans un brouillon de lettre :

« un certain piétinement : le parti pris de départ condamnant le spectacle à être assez clos & formel […]
J’ai dû utiliser cette fois encore, et probablement la dernière, toute une série d’artifices et de vieux trucs de théâtre : th. sur le th., déguisements, etc… […]
Il est sûr aussi que j’ai été enfermé très vite ds le projet, condamné aux déguisements sans fin, au théâtre sur le théâtre, au langage "physique", etc… D’où un certain piétinement. »

Sur un ultime feuillet de la phase rédactionnelle se trouve même une rubrique intitulée "Les transformations/Les corrections effectuées", qui porte sur l’aspect spectaculaire des rapports sexuels dominants/dominés et sur la spécificité de l’écriture dramatique :

« Non écrire une autre pièce, mais porter celle-ci jusqu’au bout. X de faire autre chose par la suite sans recourir à l’artifice du th. sur le th., qui n’est d’ailleurs pas un jeu mais une réelle nécessité pour l’auteur. Non un prétexte à "spectacle". […]
De grands passages surtout étaient uniquement verbaux (verbeux), sur papier. Resituer ceci sur le théâtre… […]
Quant au reproche d’être gênant à force de sexualité, je pense le corriger un peu par une certaine franchise scénique dans les gestes… Sexualité comique → Frères Marx, Th. de la foire. »

Conscient que, dans "Monsieur Budet…", la démonstration et la provocation étaient par trop voyantes, Valère Novarina fait désormais prévaloir le symbolique sur le sexuel et l’optique marxiste : dans L’Atelier volant, il montre que la domination économique de Boucot ne se poursuit que dans la mesure où il tient ses ouvriers par la langue. Rien d’étonnant alors à ce que, dans le programme, ce soit le metteur en scène qui développe la lecture marxiste de la pièce, l’auteur se réservant l’orientation psychanalytique – ou, plus généralement, symbolique ( ne manquant donc pas d’évoquer la "lutte des langues").

Progressivement, l’auteur de "Monsieur Budet…"/L’Atelier volant se détache de la narration brechtienne. En effet, quoique Boucot et Mme Bouche – ou leurs avatars – réapparaissent furtivement dans Le Babil des classes dangereuses, où l’on trouve même un "Enfant armé", et Le Drame de la vie, le sociologique cède de plus en plus le pas au symbolique : avec le Babil, "les champs des théâtres" se transforment en "camps des batailles des langues" (Théâtre, POL, 1989, p. 159), et Jean Cadavre, dès le début du Drame de la vie (POL, 1984), proclame que "le babil des classes dangereuses a cessé" (Poésie/Gallimard, 2003, p. 23). Ce Babil, avec lequel Valère Novarina se lance, avec panache mais peu de succès, dans "la bataille littéraire", introduit bel et bien une rupture capitale : afin de nous dévoiler "la vie réelle des gens" et de nous convier à une "belle partie de théâtre" qui soit une "aventure des yeux et des oreilles", il faut rompre avec "l’indillusion scopique" et linguistique (p. 159) ! D’emblée, les personnages ne sont que des masques (personae) habités par des voix, par un babil qui prolonge celui des ouvriers des pièces précédentes , et, comme le remarque Annie Gay, dans le "cabinet à vapeurs" , "les simulacres et la réalité représentée se croisent et se contaminent, revivifiés par la parole". Qui plus est, "le langage semble se décoller du réel au sens où l’entend Artaud […]. Il sort de la fixité des choses dites ou écrites, pour entrer en mouvement dans le souffle de la parole. Le monde est définitivement désagrégé en particules sonores libres, déliées de leur fonction représentative et signifiante" (A. Berset dir., Théâtres du verbe, Corti, 2001, 161-162). A partir du Babil, il s’agit toujours de donner à voir, mais la langue "dans sa spirale respirée" : "Par l’outil du théâtre, atteindre la vue de la parole ; par l’outil du théâtre, saisir la parole par les yeux, voir la pensée. Voir de très près notre mort et notre renaissance par les mots à notre mort par les mots et notre renaissance par la parole" (Novarina, Devant la parole, POL, 1999, p. 78). La scène est désormais conçue comme lieu de révélation du négatif de l’homme grâce à l’avènement du Verbe, lieu de destruction-recréation de l’homme et du monde grâce à la parole spermatique, et la représentation comme jeu entre espace autonome de la Parole et réel dé-figuré.

Ainsi le théâtre critique de Valère Novarina est-il devenu plus poétique que politique, plus métaphysique que sociologique, s’éloignant de Brecht pour se rapprocher davantage d’Artaud et de Beckett. Cela étant, depuis L’Opérette imaginaire (1998), il se retrempe à sa source carnavalesque, inventant l’opérette métaphysique, qui dépasse la contradiction entre les deux pôles précédents de l’œuvre (théâtre satirique de l’avant-garde engagée versus théâtre utopique et métaphysique de la Parole). Voilà qui ne manque pas de dialectique…

, , ,
Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

View my other posts

1 comment

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *