“Lorsque nous voulons saisir l’être, c’est toujours comme si nous refermions la main sur le vide”
Heidegger, Introduction à la métaphysique
Nos mains se referment sur le vide, happent le rien de l’être. En vain, à poursuivre sa présence, l’homme se confronte à son absence, son indéracinable retrait de toute présentification en tant que telle. C’est pour cela que la main humaine, celle qui manoeuvre, qui manie, s’est alors résolue, au lieu de la quête de l’être, à l’industrie, à une industrieuse manipulation du monde, qui plonge l’homme et le monde dans le désert, dans sa désolation aux horizons plus sombres sans doute que toute destruction.
« Nous sommes en plein désert
Quelle est la matière même du désert ? C’est le sable
Et quelle est la couleur du sable ? C’est le noir » (p. 49)
Nietzsche donc. Oui, dans ce nihil de l’absent, de l’abcès de cette disparition de tout signe de l’être, le désert croît, de l’au-décès, au-delà de la mort du temps (1), « de l’atome de car / bone / aux clones morts di-Lum » (p.95).
Tout semblerait partir dans ce dernier livre de Fabrice Bothereau, de la nuit faustienne qui a recouvert le monde.
« L’irrésistible nuit établit son empire.
Noire, humide de frissons,
Une odeur de tombeau dans les ténèbres nage
(…) au bord du marécage » (p.38)
Cette nuit faustienne, nous le savons est celle d’un abandon du sens. De sa forclusion dans l’enfermement de l’homme dans son propre monde. Et encore là, rappelons-le, comme gage de cette endurance qui dure depuis déjà plus de deux siècles, Hölderlin et sa prise en vue, la première, signe avant coureur de ce que percevra Nietzsche, du tragique :
« Je poursuis en vain un Dieu qui se retire » (Botherau) .
Tragique moderne de l’existence humaine, dans l’horizon de la mort de Dieu. Non pas mort heureuse, mais mort qui signe l’errance de l’homme dans l’univers copernicien, à savoir à la seule mesure d’être un corps parmi les corps. L’homme seulement épris du calcul, de l’épargne, de la conformité des choses et des êtres à lui-même.
« Ici l’Empire au centre du monde. La terre
ouverte au labeur des vivants, le conti
nent milieu des Quatre mers. La vie
enclose, propice au juste, au bonheur, à
la conformité » (p.120)
Mais serait-ce là tout… non… Car autrement nous n’aurions là, que la énième plainte qui s’apitoie sur le tragique de ce monde, guère nouveau et pourtant tellement à la mode….
Pour Bothereau, dans l’horizon moderne où il se situe, il s’agit de réveiller « le nerf ». Non pas le nerf d’un corps libidinal, comme un certain nombre d’entreprises tente de s’y évertuer, en vain. Artaud déjà, déjà depuis longtemps, a marqué l’échec d’un tel élan, ayant montré avec rigueur le jeu des apories qui encadre toute littérature s’engageant en entier dans la question de la présence du corps.
Non ! réveiller le nerf, ce n’est pas le corps qui est visé, mais la question de la fiction. Réveiller le nerf de la fiction de l’être et ceci dans une référence, qui est à la fois étrange et pertinente à Husserl (2).
Car s’il y a un nihil qui est à l’oeuvre dans l’époque, il n’est pas celui des valeurs, qui ne sont que corrélatives de la représentation, mais c’est celui de la représentation elle-même, de sa force de se tenir face au retrait de l’être. Au lieu d’habiter ce retrait, comme on pourrait le dire de montrer qu’il y a dorénavant de l’a-montrable (cf. La modernité telle qu’elle est définie par Lyotard entre autres), la représentation s’est empressée de combler le vide qui la creuse, d’effacer son impuissance. En bref, de faire comme s’il n’y avait rien eu. De toute façon y-a-t-il eu quelque chose ? vraiment ?
Au début du XXème siècle, nous dit Bothereau, « La représentation canonique du réel n’appartenait plus aux arts, mais aux appareils intimes du pouvoir en ses moyens de reproduction dans la rationalisation de la phantasmatique et de la catharsis » (p.76).
Face à cette capture, délibérément moderne avec des accents parfois brissetistes, Fabrice Bothereau se tient dans le jeu serré mais aussi distendu, de la langue qui se rattache à une ontopoïétique du sens de l’homme à travers la langue qui s’étire vers le retrait de l’être.
Pan-Europa : ouverture à l’origine, non pas seulement de la langue mais de l’existence humaine déposée dans l’écriture. Car, dans son oubli de l’origine et du sens, l’homme a effacé son lieu de survenue, qui n’est autre que l’écriture :
« L’ordre anthropique et cosmique n’est qu’une longue séquence d’écriture » (p.13)
Pan-Europa (re)joue donc la naissance et le trait de cette écriture, en un temps où Zeus a déposé son sceptre, où l’homme a perdu sans doute la langue qui lui permettrait de tenir le jeu (de langue) de son existence, de ses mots.
Déployant ainsi cette scène d’écriture, il ne s’agit pas pour Fabrice Bothereau, d’énoncer la vérité ontologique de notre être ou de l’être en général, mais de comprendre comment notre être n’est que le jeu d’écriture de lui-même. Tautologie affirmative d’un sens qui trouve sa réalité dans la fiction qu’il (s’)élabore.
« Nous écrivons
De cette écriture dont nous sommes » (p.24)
Outrageuse vérité, par rapport à la prétention de domination sans limite et sans pensée de l’homme sur l’être, par l’amplification constante des mots, Bothereau brise toute croyance en la vérité de l’être pour et par l’homme, et le replace dès son origine dans la solitude de la fiction de son dire, de son dire de l’être comme fiction de soi. Limites indépassables de la circularité anthropologique de la signification.
Mais c’est en assumant cette circularité de la signification, sa limite, que justement l’homme retrouve sa vocation : avouer que son dire n’est que fiction de l’être, qu’il est ondulation du M-onde, de ce qui M-onde le monde dans la danse du dire.
(1) Cf . Planète Mars, CIPM/Spectres Familiers, p.32, Bothereau, déjà en 1999, pointait cette érosion de l’occident dans le nihil d’un temps perdu, d’une dimension métaphysique de l’être s’étant absenté : « le temps n’existe plus. / Il n’y a plus de Temps. / Le temps est tombé./ (…) Le temps universel (métaphysique) / est tombé. Le Temps référent / du temps n’est plus ». Dans Planète Mars cependant, il y avait une quête des origines, qui malgré l’opacité de la présence vécue et de son éloignement de la source agissait comme possibilité de retour de la langue. Là, dans Pan-Europa, la dimension tragique du nihil ne laisse plus rien d’autre en présence que l’endurance d’une fiction de l’être, qui en mal de langage s’élabore dans la vigilance de ce qui peut-être pourrait survenir en tant que signes.
(2) Oui, étrange, car ce livre de Bothereau contrairement à un certains nombres de textes que j’ai pu chroniquer, apparaît comme de la poésie, versification, travail de l’idiome. Certes poésie moderne, absolument non lyrique, mais poésie quand même. Or l’une des rares références, qui est convoquée, n’est autre qu’Husserl, le rationaliste de la phénoménologie. Il est certain qu’ici Bothereau a ressenti un ordre de connection des plus intéressants quant à la question de la présentification du monde et de l’être. Pour Husserl, comme il a pu l’étudier dans Ideen, il est impossible de tenir un discours ontologique réel. Ce qui le distingue des enjeux de Heidegger qui a tenté de 1925 à la conférence Temps et être de créer une ontologie fondamentale, et non pas seulement régionale (à savoir de cet être-là, Dasein). Husserl annotant Sein und Zeit, marque en marge à plusieurs reprises : « anthropologie », car cette vérité transcendante de l’être (au sens de vérité transcendantale pour Heidegger) est prise d’abord pour lui dans l’immanence de la constitution du cogito transcendantal. Ainsi Bothereau met en évidence que tout effort de constituer cet horizon de l’être en vérité, n’est autre que la vérité de la fiction de l’être qui se constitue dans l’immanence du dire de l’homme.