[Chronique] Passage Ernaux [Annie Ernaux : en soi et hors de soi 2/4]

[Chronique] Passage Ernaux [Annie Ernaux : en soi et hors de soi 2/4]

octobre 10, 2014
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[Chronique] Passage Ernaux [Annie Ernaux : en soi et hors de soi 2/4]

Qu’on ne se laisse pas abuser par le titre – malicieusement ambigu -, tiré d’une phrase rapportée à la page 40 (celle d’une jeune maman à sa fillette) : il s’agit évidemment, non pas d’une bluette, mais d’un journal dont l’intérêt réside dans la tension qui l’anime entre regard critique et regard contemplatif lié à un fantasme d’indistinction. À un mois du troisième colloque international en trois ans sur l’œuvre, examinons de près l’avant-dernier livre d’Annie Ernaux.

Annie ERNAUX, Regarde les lumières mon amour, Seuil, "Raconter la vie", printemps 2014, 78 pages, 5,90 €, ISBN : 978-2-37021-037-1. [Lire un montage d’extraits]

 

"Du landau à la tombe, la vie se déroule de plus en plus entre le centre commercial et la télévision" (La Vie extérieure, Gallimard, 2000, p. 82).

 

La vie hors de soi

"Je ne peins pas l’être. Je peins le passage" (Montaigne, Essais, III).

 Dans son avant-propos au volume Écrire la vie, expliquant le titre choisi pour rendre compte de son projet littéraire, Annie Ernaux précise :

Je n’ai pas cherché à m’écrire, à faire œuvre de ma vie : je me suis servie d’elle, des événements, généralement ordinaires, qui l’ont traversée, des situations et des sentiments qu’il m’a été donné de connaître, comme d’une matière à explorer pour saisir et mettre au jour quelque chose de l’ordre d’une vérité sensible. J’ai toujours écrit à la fois de moi et hors de moi, le « je » qui circule de livre en livre n’est pas assignable à une identité fixe et sa voix est traversée par les autres voix, parentales, sociales, qui nous habitent (Gallimard, "Quarto", 2011, p. 7).

Rien n’est plus étranger à Annie Ernaux que la notion d’ "identité" : cette déclassée par le haut qui ne se sent à sa place nulle part apparaît dans l’œuvre sous la forme d’un être-en-mouvement qui affectionne les lieux de passage (ville nouvelle, supermarchés, RER…) et se perçoit comme un lieu de passage (du social, du temps, des générations, de l’Histoire) – et ce parfois de façon extrême : "Je suis traversée par les gens, leur existence, comme une putain" (Journal du dehors, Gallimard, 1993, p. 69).

 

Proust n’étant pas sa tasse de thé, ce n’est pas dans ladite tasse "qu’est déposée [son] existence passée" (ibid., 106), mais "au-dehors, dans les passagers du métro ou du R.E.R., les gens qui empruntent l’escalator des Galeries Lafayette et d’Auchan" ; pour elle, exister c’est se perdre/se trouver dans les autres, dans la foule : "Sans doute suis-je moi-même, dans la foule des rues et des magasins, porteuse de la vie des autres" (107). C’est en ce sens que le centre commercial des Trois-Fontaines, dans cette ancienne ville nouvelle – et toujours cité de passage et de brassage – qu’elle habite depuis une quarantaine d’années, constitue "comme une extension de [son] univers intime" (Regarde…, p. 44).

 

 Un ethnotexte : Annie Ernaux peintre de la vie moderne

 

Vincent Van Gogh, dans une lettre, "je cherche à exprimer le passage désespérément rapide des choses de la vie moderne" (La Vie extérieure, p. 81).

 

Cet ethnotexte s’inscrit dans le prolongement de Journal du dehors (1993) et de La Vie extérieure (2000) : "Pas d’enquête ni d’exploration systématiques donc, mais un journal, forme qui correspond le plus à mon tempérament, porté à la capture impressionniste des choses et des gens, des atmosphères. Un relevé libre d’observations, de sensations, pour tenter de saisir quelque chose de la vie qui se déroule là" (p. 15-16). Cette "capture impressionniste des choses et des gens", cette écriture de la légèreté est celle qui convient pour évoquer ce lieu de passage qu’est l’hypermarché. Et l’auteure de refuser, pour le qualifier, la notion de "non-lieu" mise au point par Marc Augé : parce que aussi incontournable que l’église autrefois, révélateur des habitudes sociales et générateur de micro-récits, le centre commercial est à la fois un lieu de vie, un lieu d’observation et un objet littéraire. Et pour être un lieu de spectacle, il n’en est pas pour autant un prétexte à donner dans la diatribe debordienne, ni du reste dans le moralisme intellectualiste. Sans doute pour cette raison précise : Qu’on le veuille ou non, nous constituons ici une communauté de désirs" (38). Et celle qui a horreur des positions de survol n’hésite pas à avouer l’inavouable : "Je ressentais une excitation secrète d’être au cœur même d’une hypermodernité dont ce lieu me paraissait l’emblème fascinant. C’était comme une promotion existentielle" (52) ; "Je suis rendue à ma convoitise d’enfant et, durant quelques secondes, emplie du ravissement qu’un tel lieu de profusion existe" (63)… Cette confidence n’est pas sans rappeler ce passage de La Vie extérieure : "Je suis au bord de l’Eden, premier matin du monde. Et TOUT SE MANGE, ou presque" (27).

 

Fascinant, ce lieu hors du temps suscite néanmoins l’interrogation : "Est-ce que venir dans le centre n’est pas une façon d’être admis au spectacle de la fête, de baigner réellement – non au travers d’un écran de télé – dans les lumières et l’abondance. De valoir autant que les choses" (53). Et il ne saurait échapper à toute critique de la société de consommation : "Dans le monde de l’hypermarché et de l’économie libérale, aimer les enfants, c’est leur acheter le plus de choses possible" (28) ; "Les lieux de consommation sont décidément conçus comme ceux du travail, avec pause minimale pour un rendement optimal" (32) ; "C’est la grande distribution qui fait la loi dans nos envies" (41)…

 

Plus généralement, l’examen critique passe en revue le marketing ethnique, les "règles implicites d’un civisme consommateur", les avertissements adressés aux nouvelles populations dangereuses, les stratégies d’incitation consumériste (promotions, carte de fidélité, culte de la nouveauté, atmosphère festive…) ; la temporalité particulière de cet univers commercial : "Les instances commerciales raccourcissent l’avenir et font tomber le passé de la semaine dernière aux oubliettes" (55) ; la façon dont se joue la reproduction sociale au rayon jouets pour filles ou le conditionnement sexiste : "Rien n’a changé depuis Le Bonheur des Dames, les femmes sont toujours la première cible – consentante – du commerce" (63)…

 

Cet esprit critique permet d’éviter la bien-pensance : « donner ici aux gens, dans ce journal, la même présence et la même place qu’ils occupent dans la vie de l’hypermarché. Non pas faire un manifeste en faveur de la diversité ethnique, seulement donner à ceux qui hantent le même espace que moi l’existence et la visibilité auxquelles ils ont droit. Donc j’écrirai "une femme noire", "un homme asiatique", "des ados arabes" quand bon me semblera » (22). Ou encore de dégager une loi sociale : "Le début de la richesse – de la légèreté de la richesse – peut se mesurer à ceci : se servir dans un rayon de produits alimentaires sans regarder le prix avant" (32).

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Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

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