Pour une nouvelle écriture du Je
Cette autre contribution à la réflexion actuelle sur le roman s’inscrit à l’encontre de celle menée par Jean Bessière, qui, sous l’enseigne de l' »autofiction », disqualifie toute écriture de soi pour son manque d’universalisme : d’après lui, ces récits à la première personne ne recyclent l’autotélisme textualiste des dernières avant-gardes historiques que pour justifier le repli égoscriptocentrique. Et pourtant le constat initial de Philippe Forest semble aller dans le même sens : reprenant à son compte la définition péjorative du postmoderne comme avènement de la post-histoire et de l’individualisme, il dénonce l »ego-littérature » comme « exhibitionnisme psychologique » (115), « régression vers le naturalisme de l’intime, le narcissisme inquestionné d’une protestation personnelle » (195).
Cependant, de cette « ego-littérature » à laquelle a fini par se réduire l' »autofiction » en vogue (et il conteste l’annexion dans l’autofiction d’une écriture de soi aussi originale que celle d’Annie Ernaux), l’écrivain et essayiste distingue le « roman du Je », dont il décline la généalogie non exhaustive : de Breton, Aragon et Céline à Cixous, Jouffroy ou Quignard, en passant par les nouveaux romanciers (Robbe-Grillet, Simon, Duras), les oulipiens (Perec avant tout), les avant-gardes des années 60-70 (Barthes, Sollers, D.Roche,Henric) et d’éminentes figures contemporaines des littératures étrangères (Philip Roth, Peter Handke, Kenzaburô Ôé, Gao Xingjian). Contrairement à ce qui se passe dans l' »ego-littérature » à la mode (ou dans l’autofiction désormais), il ne s’agit pas de donner de sa vie une représentation mensongère et de confondre vraisemblable et réalité sous le vocable de « vécu », de souscrire à l’illusionnisme naturaliste pour se (ré)conforter dans une prétendue expression de soi (solipsisme narcissique), mais de se laisser emporter par le mouvement de dépersonnalisation qui fait se confronter au sein du texte « le support nécessaire d’une expérience dont s’absente le sujet » et « l’impossible réel » (138).
Pour un réalisme négatif
A la suite de Lacan et de Bataille, Philippe Forest assimile en effet le « réel » à l' »impossible », ce qui n’est pas sans conséquence sur sa vision du roman, puisqu’il conçoit un réalisme négatif proche de celui que défend Christian Prigent depuis plus de trente ans : se mouvant « dans cet espace entre sens et non-sens qui n’appartient ni à la philosophie ni à la poésie », le roman vise « la représentation de l’irreprésentable » (45), c’est-à-dire le « réel » comme envers des discours légitimes. Mais s’il évoque l' »obscénité » et l' »idiotie » de ce « réel », il ne va pas jusqu’à se rattacher à la littérature carnavalesque.
Au reste, se situant entre un neo-naturalisme hégémonique et un neo-formalisme qui se caractérise par le virtuel et le ludisme, le critique-écrivain revendique l’héritage des dernières avant-gardes historiques, mais sans renoncer à la fonction heuristique de la littérature humaniste et sans adhérer à une quelconque illisibilité. (De ce point de vue, il est plus proche d’Ernaux que de Prigent).
On notera enfin que la démarche critique de Philippe Forest, bien que se présentant comme moins ambitieuse que celle de Jean Bessière, est cependant plus rigoureuse et plus efficace. Car l’avantage de l’approche immanente est de ne pas chercher à masquer la part subjective derrière un objectivisme théoriciste : « Loin de prétendre à l’objectivité ou (moins encore) à la scientificité, la parole critique relève évidemment d’une fiction qui vise à fonder après coup la conviction personnelle dont elle procède et à laquelle elle prétend pourtant aboutir » (14-15).